dimanche 26 juillet 2009

Goétie de Céline



Goétie de Céline, Denise Aebersold, éditions Société d’études céliniennes, Paris 2008


Livre envoûtant, analyse impeccable qui nous plonge dans un univers inaccessible et mal connue de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline; livre qui impose par son originalité, sa rigueur, la rectitude de son cheminement et la justesse du propos. Il s’agit d’un véritable voyage initiatique dans les confins de la pensée de l’écrivain. La révélation de l’existence d’un pacte entre un « outre Céline » initié et l’ombre du diable; la rencontre fantastique du réel et de l’improbable. Un livre réservé à ceux qui admettent le caractère messianique de l’écriture célinienne; ce prophète du XXe siècle, comme l’écrivait Philippe Murray dans son « Céline ».


En grande prêtresse du verbe célinien, initiée à la symbolique des mondes inversés, Mme Denise Aebersold entraîne son lecteur imprudent dans un labyrinthe tortueux où les jeux de miroirs alternent avec les trompes l’œil, les rites magiques, les sabbats, les incantations, les recettes de sorcières, grimoires, errances et croisement des doubles. C’est le merveilleux qui éclate, À sa suite, nous sommes tous lancés à la poursuite d’un Céline « Chevalier de l’Apocalypse ». Nous sommes avec lui, lorsqu’il touche le bout des doigts crochus les fées, démons et autres créatures de notre imaginaire identitaire. Nous frissonnons, lorsqu’il invoque et exige de connaître la sagesse des ténèbres et ses vérités inaccessibles au commun.


Tout au long de son livre, l’auteur nous entraine dans une quête de l’hermétisme encodée dans les textes sacrés de l’écrivain. Sur un miroir embué, elle nous en dévoile les reflets, l’essence même de la kabbale célinienne où la transposition de « l’émotion » transperce le Verbe et relègue Dieu à une simple raison sociale. La vision célinienne est excessivement brutale et montre la profondeur du fossé entre la réalité de l’homme et les mensonges qu’il se forge afin de pouvoir subsister dans l’illusion du bien. C’est avec brio que la « Goétie de Céline » décortique l’évolution symbolique du désespoir de l’auteur du « Voyage au bout de la nuit »; désespoir qui se développe et s’amplifie à mesure que l’œuvre se construit.


Dans sa démarche, Céline a choisi de poursuivre bien au-delà de ses propres limites, de comprendre et d’affronter le monde en l’inversant et en s’alliant avec les êtres maléfiques qui vivent dans les caves obscures et les souterrains humides, à proximité… juste sous le monde des vivants. Il a compris que la vanité humaine n’a qu’un seul but, c’est de dépasser l’image de son Dieu en devenant lui-même éternel. Mais son véritable Dieu n’est pas celui qu’il croit et là est le sens caché de l’écriture célinienne et cela va bien au-delà des considérations purement idéologiques, politiques ou même racistes de l’auteur.


D’ailleurs, à la page 290, Mme Aebersold écrit : « … le bien équivaut au mal. Tout Céline est parcouru de ce postulat : le bien n’existe pas, sinon en tant que fausse fenêtre du mal… « à chaque vertu sa littérature immonde». Jamais l’auteur n’abandonnera complètement cette idée »


C’est à partir de cette seule vérité possible que Céline s’est découvert une vocation de prophète. À force de travail, d’expériences, de voyage initiatique et de rencontres obscures avec des personnages ténébreux, Céline a cheminé au travers ses « mille misères » pour styliser ses évangiles de l’Apocalypse. La goétie, cette science des ténèbres, démontre que l’ensemble de l’œuvre de Céline constitue un unique et très long voyage qui s’achève sur un échec, cette quête du Nord qui, malgré tout, il souhaiterait libérateur et qui se situe bien au-delà du Danemark, un « outre-Nord » où la guerre n’est plus qu’un écho, mais il meurt avant d’y parvenir.


Ainsi, « Voyage au bout de la nuit » constitue le premier contact avec la magie de l’ombre, qui se précise avec Mort à crédit et devient carrément démoniaque avec « Guignol’s band » et atteint son paroxysme avec « Féerie pour une autre fois » où, sous les traits de Jules, on voit le Diable s’emparer de la Bute et du Sacré-Cœur.


D’approche difficile (hermétique???), entièrement ignorée et incompris par la plupart, « Féérie pour une autre fois» prend ici une nouvelle valeur et une signification exceptionnelle, bien différente du simple délire sur une expérience de bombardement. Le livre dissimule une véritable dimension messianique, l’orchestration du « mal » dans sa globalité qui émerge du centre de la terre et s’empare même du ciel pour enflammer la terre. L’envers et l’endroit se chevauchent et se confondent dans une tourmente de feu, d’explosions et de destruction; les meubles dansent, les maisons disparaissent, le métro fou s’emballe et les moulins de la Galette tournent et s’envolent dans un tohubohu indescriptible. Sur son toit, Jules, en est le grand chef d’orchestre des ténèbres, commande les forces en actions. Ferdinand n’est plus qu’une poupée ballotée à la merci de tous les diables de l’enfer, un jouet entre les mains de l’innommable.


L’impression est que Céline n’est qu’un spectateur impuissant, mais le spectacle est pour lui, mais Satan l’emprisonne pour lui montrer le monde réel, le royaume éternel où la guerre est la mère des hommes. Il faut relire « Féérie pour une autre fois » dans cette folie incantatoire où le fantastique n’a rien à envier à la réalité… très impressionnant, vraiment! D’ailleurs, je ne sais plus si l’auteur le mentionne, mais Céline a souvent affirmé que « Féérie pour une autre fois » était son livre préféré, le plus accomplie, le plus achevé, celui où son style a atteint la perfection qu’il recherchait… Pacte, kabbale et texte sacré… Céline a atteint cette autre dimension, l’apparence hermétique du livre se situe dans notre propre aveuglement, notre refus de l’accompagner jusqu’au bout de sa nuit.


Après le paroxysme de Féérie, la trilogie allemande exprime cette fuite vers le Nord, la quête d’une terre promise ou le mal peut se figer dans la pureté de la glace. Le Nord devient alors le symbole frileux d’une certaine « liberté », l’aspiration au repos après tous ces affrontements, une sorte de résurrection à un « outre monde », mais ce Nord danois n’est qu’illusion et constat du voyage interrompu, prison, exil, retour au Sud et dernier voyage, la mort.


Enfin, les pamphlets sont abordés rapidement et avec une certaine retenue, contrairement aux ballets et aux romans. Bien sûr, les inévitables avertissements, comme s’il fallait constamment s’excuser de causer Céline et de ses travers… comprenons que le sujet demeure tabou et pour longtemps, aussi longtemps qu’on continue à tuer au nom de la liberté et de la dictature de la multitude.


Pourtant, dans la foulée de l’analyse de Mme Aebersold, il me semble que la vision de « l’outre Céline », dans son délire antisémite, va au-delà du racisme ordinaire et vulgaire et que l’écrivain s’adresse davantage à l’ensemble des hommes en mettant à nu leur véritable essence, et ce, qu’ils soient blancs, noirs ou vert. Dans sa verve, il illustre sa vision « mal » en voulant lui donner un visage afin de bien se faire comprendre; visage qui peut s’interchanger à volonté. En ciblant « le Juif », Céline désire interpeller l’humanité tout entière, démontrer sa folie; il s’attaque alors au seul groupe ethnique qui peut illustrer sa perception du mal; le seul groupe qui, au travers l’histoire de l’occident, assume la responsabilité des malheurs qui va le frapper à mort et précipiter ainsi, son déclin.


Les pamphlets illustrent le profond désespoir d’un homme pour une civilisation qui a atteint son apogée et prépare dans le feu et le sang, son agonie. Céline associe cette terrible catastrophe à un peuple maudit, parce qu’élu de Dieu et qu’il représente, en même temps, le symbole de l’opprobre universel. Alors que vise Céline, sinon montrer que l’homme n’a aucune chance de s’en sortir, puisque sa perception du « bien commun » se limite à diviniser celui qui pisse le plus loin et lui élever des monuments.


Qu’importe, le sujet est inépuisable et bien trop sensible pour risquer la censure et l’hallali. La « Goétie de Céline » est un livre essentiel et son seul reproche est la difficulté de se le procurer, comme s’il était destiné qu’aux initiés…


Pierre Lalanne




dimanche 12 juillet 2009

Louis-Ferdinand Céline et l'idée de la mort



L’idée de la mort est présente dans toute l’œuvre de Céline; elle en est sa principale source d’inspiration, le point de départ d’un cheminement littéraire hors du commun. Au cœur du mystère de la mort, il puise force et courage pour un voyage périlleux traversant la nature humaine; périlleux, mais nécessaire pour affronter la vérité du monde, vision de prophète qui transgresse sa pensée jusqu’au délire des mots et de leur magie. Céline récite de longues suites de formules incantatoires afin de conjuguer le mauvais sort.

Comprendre la mort et sa malédiction… entreprise hasardeuse pour un homme aussi seul, vulnérable et angoissé par le destin tragique de l’humanité, résigné par l’habitude de subir leur propre folie. Céline consacre la puissance de son mysticisme à percer le secret des ombres, responsable des malheurs de son siècle; il en prédit les d’horreurs, mais en il paiera amèrement la note pour trop de lucidité.

Pendant toute sa vie, il côtoie cette mort à la fois terrible et sublime, navigue entre ses récifs et en longe les rives insondables. Il cohabite avec le néant, force l’obscurité, subit le silence, assume seul les risques, dénonce, prévient et accumule les haines. La sorcellerie de l’écriture célinienne est le résultat de cette recherche intime, un foisonnement d’émotions, un grouillement de fantômes et d’êtres étranges, un tâtonnement dans la nuit éternelle, la rencontre de spectres au détour de sentiers tortueux et d’enchevêtrements où le délire mystique se mêle à l’absurdité de l’existence.

Très tôt, il affronte cette mort dans sa représentation la plus terrible, la rencontre est directe et sans nuances; il apprend que « la raison d’État » ne fait pas dans la dentelle… Le choc! La guerre! L’esprit du temps! L’image de la réalité est cruelle et d’une absurdité complète. Il apprend, contrairement à la propagande habituelle des élites, que la guerre n’est pas un jeu de salon, parades d’uniformes, femmes, bénédictions et revues à cheval sur la grande place; celui qui crève là-bas n’a rien d’autre à gagner que l’oubli.

Sur le terrain, c’est pire que dans les histoires, la terre est nue, labourée d’obus, les arbres, les villes; la campagne enlisée dans une boue de sang et de putréfaction; tout cela n’est que recommencement et justification aux temps figés dans la mort. Fort de sa sensibilité, Céline entre dans la danse macabre par la guerre et la certitude de ses mensonges et de ses fausses promesses : la der des ders, la liberté, la démocratie, les valeurs, la morale, Dieu avec nous, le drapeau, la République, le courage, la gloire… le mensonge et la guerre toujours… une n’attend pas l’autre, indéfiniment, des siècles et des millénaires ainsi à se taper dessus.

La guerre et seulement la guerre, suffisance des généraux, complicité du politique et des curés… cette grande marche des civilisations, cent fois chantées par ceux qui restent et avivent le besoin de chair.

Puis, médecin, Céline constate la guerre des jours ordinaires, sa triste banalité, bouffer, produire, procréer avorter, la maladie, la vieillesse, la souffrance… encore crever… La mort en tant que moteur des sociétés… l’économie, la séduction, l’apprentissage, la médecine et même l’écriture, une bataille constante entre l’encre et le papier « sa peau sur la table » et au bout de tout cela, la nuit célinienne, éternelle, celle de chacun d’entre nous.

L’homme n’est pas un être de vie, mais de guerre, c’est-à-dire de mort. Là est la seule vérité; la finalité et nul n’y échappe.

Cette évidence est pourtant inacceptable aux yeux de l’ensemble et d’autant la refuse d’où une banalisation de l’acte de mourir et le refus de le considérer comme une normalité permanente. Comment réagirait Céline avec notre immortalité du moment présent où demain n’existe pas?

Le modèle Ford de Voyage est le pâle prélude à l’exclusivité de l’éphémère, la consommation ultra rapide et répétée à l’infinie, à la chaine, offrir l’illusion d’une vie trop bien remplie pour ne pas s’arrêter à songer à l’état de permanence de la mort. La nier, elle est devenue le taboue le plus importants de la vie, un non-sens absolu et un refus de la réalité.

Comment écrirait Céline, aujourd’hui sur la mort, la vie et ses mensonges?

L’humain ne meurt plus, il quitte le monde, part en voyage, traverse un long couloir attiré par une lumière, blanche et éclatante… une multitude d’élucubrations et de faux espoirs que Céline n’a jamais ressenti. Il a fréquenté la mort de trop près pour se farcir de rêveries religieuses sur l’éternité paradisiaque, la réincarnation ou l’intégration d’une énergie spirituelle liée à un grand tout féérique; sorte d’univers spectacle télévisé, big-bang, feux d’artifice et supernova en trois dimensions.

En fait, l’idée de la mort est devenue libérale et démocratique, la dernière étape du consommateur consciencieux de son importance et satisfait d’une vie passée à entretenir l’éphémère. À la fin, le moribond peut choisir parmi des dizaines d’options possibles, selon la mode du moment, le type d’éternité qui lui convient. Peu importe, il en a le droit et ne pourra revenir accuser les vendeurs de rêve de charlatanisme.

Plus que jamais, l’œuvre de Céline apparaît comme incontournable, elle replace la mort dans une juste perspective, c’est-à-dire au centre de la vie. Il en fait la seule vérité possible; la vie, l’existence, le bonheur, est le plus grand des mensonges, la plus grande supercherie. Dès la naissance, il n’y a pas d’autres options que la mort, toujours à venir, menaçante et Céline ne peut accepter que d’autres refusent de l’admettre, de voir la réalité… assurément par lâcheté, croit-il. Pour lui, la « grande faucheuse » n’est nullement un mythe, que l’Ankou, chaque nuit, remplit sa charrette de passagers et, la seule certitude est qu’il reviendra demain et encore après, jusqu’au moment où il s’arrêtera devant sa porte.

Pierre Lalanne