
Avec Nabe, Louis-Ferdinand Céline n’est ni mort, ni enterré, dépassé ou tout bonnement enfermé dans la dorure des cercueils de la Pléiade; son écriture virevolte, renait d’elle-même, grandit et atteint des summums à chaque relecture. Céline est vivant, sème et fait toujours des enfants; des enfants qui, loin d’être orphelins, sont fiers de porter le fardeau de leur géniteur.
Nabe est l’un d’entre eux :
«Céline, c’est mon père… Ou mon grand-père plutôt. D’ailleurs, mon père et mon grand-père lisaient Céline. Je suis une filiation de célinien. Ça toujours été chez-nous le maître à penser… Il a appris à vivre à trois générations. Le jour où, vers quatorze ans, j’ai découvert «Rigodon»… Je suis resté pétrifié, je suis rentré dans l’univers célinien avec une euphorie, une passion invraisemblable (…) La voie écrite, le souffle, la sonorité de la phrase du Cuirassier a tout emporté sur son passage, je suis parti sur ces rails là pour toujours, touché à la vie à la mort». (au régal des vermines P. 162)
Phénomène rarissime, Marc-Édouard est un écrivain en osmose avec son écriture, il la possède et s’en nourrit dans une harmonie complète avec sa pensée entièrement libérée des contraintes imposées par la morale de son époque. En parallèle, il entretient une culture démesurée, à le lire on se sent petit, ignare, comme si l’on constatait avoir encore une multitude de mondes à découvrir, dont le sien. Heureusement, il nous offre gratuitement son savoir et cela, avec une générosité stupéfiante.
Céline demeure toujours et encore le centre de notre savoir, plus que le plus grand, Céline est tout et Céline est le seul :
… «le Père-Sperme, le seul écrivain français du XXe... C’est qu’il a tout. Tout ce qu’il ya de mieux chez tout les autres, il l’a. Céline est imparable :on dirait qu’il a inventé l’univers. De là qu’il touche absolument tout le monde : j’ai rencontré dans ma vie beaucoup de célinien, aussi bien des fins lettrés que des bœufs émus : ils étaient tous pareils. On est tous pareils devant Céline, tous pareils, comme devant la mort… Comme des fous il les rend tous! (au régal des vermines P. 163)
Rare pour un être que l’on accuse de petitesse et d’égocentrisme à outrance, de s’effacer à se point devant un autre écrivain. Marc-Édouard Nabe se dévoile lorsqu’il parle de Céline, se met littéralement à nu, mais sans pourtant renier sa propre entité. Il se sert du génie de Céline pour affirmer que par l’écriture, il importe à chacun de poursuivre l’œuvre de Céline, qui est celle de la régénérescence de la langue et de la littérature.
Avec un minimum d’honnêteté, nous pouvons admettre que la littérature française ne se s’est jamais remise de l’aventure célinienne et qu’elle ne parvient toujours pas à s’arracher au conformisme d’une société envasée dans des concepts de droit et de moralité, aussi hypocrites que futiles. À travers le miroir de sa littérature, la société occidentale ressemble au spectacle que nous donne aujourd’hui une Église romaine, entièrement débranché d’une réalité qu’elle espère toujours contrôler jusqu’à la fin des temps. Pourtant, les deux sont déjà aux portes du musée des horreurs.
En ce sens, Nabe est un écrivain doué d’une lucidité mystique, ce qui explique son état de paria, d’ostracisé et de rejeté par les maîtres et les penseurs de ladite littérature qui se voudrait immortelle. Si ce n’est que sur cet aspect, il ressemble étrangement à Céline, un même esprit de supériorité, la conviction profonde d’être dotée d’une mission spirituelle avec la nécessité d’aller jusqu’au bout, et ce, malgré les conséquences. Céline est un styliste qui fait danser les mots sur sa musique et Nabe, un peintre qui brosse les mots sur des portées de jazz.
«Je pèse mes mots :Céline est à lui seul aussi important que le jazz. Il suffit de l’écouter. Hélas! les types ne savent pas s’inspirer! Ils ne savent pas retenir une vraie leçon. Céline pourtant est bien le Maître dont on peut tout apprendre, de tous les côtés possibles. Pas plus généreux que lui il est là pour tout nous apprendre… Ce qui compte c’est de saisir ses objectifs, tous les pièges dans lesquels il ne tombe jamais, et puis les structures de ses livres, ses raisons, sa démarche vers l’écriture… sa perception cosmique, tout ce qui le fait écrire. Qu’on lui laisse son style, il est à lui, comment oser rivaliser? Mais qu’on l’écoute religieusement, qu’on saisisse bien d’où il est parti, comment il en est arrivé là :ça c’est primordiale pour un écrivain, ce qui lui permet de tenir son stylo. Parce que d’un autre côté, il ne faut pas se leurrer : il est impossible, à notre époque d’écrire quelque chose de valable si ce n’est pas célinien. Célinien par le fond, bien sûr… » (au régal des vermines p. 163-164)
«au régal des vermines», publié en 1985 est un livre de jeunesse, son premier et quel livre!… Il renferme des pages magnifiques, hymnes à Monk, au Jazz et à sa belle Hélène, mais les plus fortes et aussi les plus ignorées sont celles dédiées à Louis-Ferdinand Céline. Nabe, qui n’avait pas trente ans, s’est aussitôt mis à dos tout le «grenouillemment apostrophique» de ces années. Tous ont alors perçu l’immense talent qui brulait dans ces pages. Jaloux, envieux et surtout terrifiés par ce qui pourrait encore sortir de ce stylo, rares ceux qui ne l’ont pas condamné, censuré et mis à l’index… situation qui persiste encore 25 ans plus tard.
Louis-Ferdinand Céline habite dans plusieurs autres livres de Marc-Édouard Nabe, les quatre volumes de son «Journal», foisonnent de références, de découvertes, petites et grandes, émouvantes et étonnantes autour de Céline; des rencontres surprenantes et des discussions auxquelles on aurait voulu assister; des polémiques, des cris du cœur; l’émotion devant la découverte d’une photographie inédite, un article, un dessin, un lieu, un détour, un appartement rempli de livres.
Une suite interminable de plaisir renouvelés et que dire de la description des premières visites à Meudon, chez Lucette, dans l’antre de l’ermite, des pages sublimes et bouleversantes d’une délicatesse d’un jouvenceau à son premier rendez-vous, des frissons et des sentiments.
Ces rencontres d’où émerge ce roman superbe : «Lucette» un hymne à cette grande dame, discrète, gardienne farouche et lucide de la mémoire de l’écrivain, mais surtout de l’Homme dans son intimité et sa légende. L’histoire de Nabe et Lucette est une histoire d’amour, la découverte mutuelle d’une mère et de son fils à la quête de l’homme et du père… complicité et tendresse.
Céline n’est jamais loin lorsque Nabe prend le stylo, on le retrouve penché sur son épaule qui le regarde en pointant du doigt pour le prévenir des conneries qu’il s’apprête à accomplir. Ah! Mais! C’est qu’il les connait les hommes, Céline...
Alors! Un souhait, un espoir bête, de voir se rassembler et lier magiquement comme seul Nabe sait le faire, tous ces petits évènements à propos de Céline que ponctuent les journées étalées dans le journal. Après «L’âme de Billie Holiday» de Marc-Édouard Nabe, pourquoi pas «La conscience de Louis-Ferdinand Céline»? Je savoure déjà les douces humeurs de sainteté et d’hérésie, à l'emporte-pièce… On a bien le droit de rêver.
Pierre Lalanne