
Du génie, Céline en a à revendre, la langue qu’il touche se transforme instantanément en musique. Il décortique les mots, les presse, les retourne pour en extraire le jus, le condensé d’une mixture magique. C’est l’essentiel de la prose qui émerge de ses incantations, l’essence. Ses histoires sont des enchevêtrements de lieux et d’embrasements, des labyrinthes où la signification des mots explose, se repoussent et se recomposent pour créer cette poésie si pure, si éclatantes, que les images qu’elles peignent deviennent parfois insoutenables par ses contrastes où le beau chevauche l’effrayant… où l’horreur devient de la féerie.
C’est un va-et-vient incessant entre l’obscurité et la lumière où la quête de sa pureté intérieure élève l’œuvre au niveau du mythe. Pureté et liberté totale de l’imaginaire, choc des sensations qui amplifie le réel d’où émerge ce souffle complètement nouveau qui semble se suffire des simples banalités de l’existence.
Le moindre évènement est propice à l’émotion, chemin unique vers l’absolu, successions de l’extraordinaire qui s’adapte à toutes les circonstances et, par la force de choses, se transforme en magie. Les livres de Céline sont comme de vieux grimoires dont les secrets sont autant d’interprétations laissées à la discrétion du lecteur. Il faut s’en imprégner entièrement et se laisser guider par les incantations afin de rejoindre l’écrivain dans ce qu’il a de plus gratuit, sa conscience.
Dans «Féérie pour une autre fois», la terreur des bombardements aériens se transforme un gigantesque ballet wagnérien où les avions deviennent des danseuses tourbillonnantes aux couleurs vives. Elles larguent leurs chapelets de bombes dans une musique infernale de vrombissements, faisant danser autant les humains que les objets, jusqu’aux édifices de Montmartre, les moulins de la Butte, qui tanguent en tous sens et s’élèvent dans un ciel survolté. Il y a, dans cette danse macabre, la conscience apocalyptique du monde selon Céline, une légèreté aérienne qui entraine le lecteur essoufflé dans un reel diabolique et magnifique pour l’abandonner complètement épuisé et désorienté.
«(…) ils sont au moins dix, vingt avions!... et je te pétarade!... ils glissent en remontée! Ils ont versés leurs horreurs… on voit leurs falots sous les ailes… un falot bleu… un falot violet… ils frisent les toits… vrrrr!... Vrrrr!... ils giclent en flèche du ravin dans un énorme sifflement d’air et tout le tremblement de la maison! Ah c’est infernal!... j’essaye de vous faire comprendre! Et je peux pas quitter la croisée!... les immeubles de l’avenue Gaveneau montent dans le sillage des avions!... Parfaitement!... les suivent! s’élancent après eux! toute l’avenue!... tous les petits hôtels cavalent d’ombres en ombres!... c’est miraginant!... les grandes bâtisses aussi s’élèvent!... haussement, s’emportent!... les plus forts immeubles!... certains quatre fois grands comme le nôtre!... jaunes!... verts!... bleus!... et broumm! En l’air! Tout vogue!... toute la girandole ondule entre les étoiles… on voit les étoiles dans le jonquille… le ciel est en mer de jonquille… les moulins aussi quittent le sol!... ils se déracinent des buissons! Les trois moulins!... je les vois s’envoler! J’en vois deux!... non!... j’en vois quatre!... ils se dédoublent à certaines hauteur… ils tourbillonnent, ailes béquilles!... au ciel! Et leurs meules en grès!... au ciel tout ça… la farandole!... ah, j’en vois six! Jaunes… rouges… ocres!... les ailes mauves… qui papillonnent… nous on était tout contre et au-dessus!... de notre balcon… on est dessous maintenant! Pas fiers!... mais on domine les jardins… les jardins crépitants, flambants… on domine… les bosquets, charmilles… les socles des moulins… le bal champêtre… la petite estrade à chanson…» dans Féérie pour une autre fois ll p.186-187 Pléiade
Pourtant, cette merveilleuse folie correspond aussi à la réalité crue de la guerre dont chacun voudrait bien oublier les conséquences, à tout le moins jusqu’à la prochaine. Oublier afin de moins souffrir, mais pas Céline qui n’oublie jamais rien. Il ne peut accepter d’être le jouet de forces obscures incontrôlables. L’homme est géniteur d’obscurité, créateurs de golems destinés uniquement à se faire la lutte jusqu’à l’extinction définitive du créateur.
Dans ses Fééries… Céline est parvenu à la perfection de son art, l’expression divine de la sensibilité poétique du rythme qui seule, peut parvenir à toucher l’absolu. Cette langue emprisonnée, mais encore qui ne demande qu’à briser ses chaines; cette langue, l’essence du monde. Avec Féérie, Céline a démontré que sans fanatisme théologique le rythme de la langue est impossible et qu’il est aussi impossible de comprendre l’esprit de l’homme et d’atteindre cet Eldorado, l absolu. Seuls les êtres dotés d’une hyper sensibilité peuvent espérer un jour le toucher et en revenir pour nous faire part de leur expérience, mais ils en demeurent à jamais marqués.
«Féérie pour une autre fois» est un véritable voyage intérieur, résultat d’un monde en guerre perpétuelle, d’un monde érigé de prisons, de privations, d’exils, de solitudes et de haines. Une fresque intimiste, mais dans un décor à grand déploiement où la scène englobe la totalité de l’Histoire des hommes. Chaque mot devient un danseur qui s’unit dans une ronde chaotique et infernale tourbillonnant autour du diable assis sur son trône, très satisfait de ses sujets hypnotisés par leur propre folie.
Il n’est donc pas étonnant que Féérie fût un «échec commercial», comme si l’atteinte de cet absolu peut devenir vendeur, surtout lorsque l’on s’acharne à nous faire avaler la médiocrité ambiante et à canoniser le moindre des imbéciles pour services rendus.
Beaucoup plus discret, le génie célinien se love aussi dans le titre de ses livres, car, Céline possède également le génie du titre, percutant et accrocheur. Le titre qui demeure et s’attache à l’oreille, tel un vieil air populaire. D’ailleurs, nous pourrions même affirmer que Céline est davantage connu par le titre de ses livres, que par leur véritable contenu. Si la plupart n’ont des gens n’a jamais lu une seule ligne, de «Bagatelles pour un massacre», le titre, par contre, en fait foi et maudit à jamais autant le livre que l’écrivain. Il dit tout, enfin presque tout sauf les nuances.
Par leurs titres, les pamphlets de Céline se voulaient des cris dans l’opacité du brouillard guerrier qui recouvrait l’Europe entière : «Mea culpa», «Bagatelles pour un massacre» «L’école des cadavres», comme un dernier appel avant la grande finale romanesque de «Féérie pour une autre fois». Après Féérie, Céline dit qu’il s’est fait chroniqueur… En magie, rien ne pouvait égaler Féérie et Céline le savait.
Revenons au titre, les autres œuvres ne sont pas en reste, «Mort à crédit», «Guignol’s band» et surtout l’époustouflant «D’un château l’autre» où l’on se surprend à penser que nous sommes devant une erreur typographique. Il manque un mot, forcément, une lettre et l’on cherche ce «à», cet article oublié qui doit lier la sauce, selon toute bonne recette académique, autorisée par les cuisiniers empâtés de la langue. Finalement, surprise! L’on se rend compte que c’est beaucoup mieux ainsi, que l’absence est plus forte que la présence, que le silence est un passage obligé qui ouvre toutes les perspectives possibles, et ce, avant même d’avoir entrouvert le livre, seulement par le titre.
Bien sûr, que dire de «Voyage au bout de la nuit», titre culte qui aujourd’hui est utilisé à toutes les sauces, pour n’importe quoi. Voyage au bout de… propose une création d’infini, une multiplication d’interpositions… Voyage, c’est la toute première musique célinienne. Voyez, un simple clic et tout est là, l’influence de Céline devient infinie, se perpétue dans l’absolu :
Voyage au bout de l’enfer
Voyage au bout de l’ennui
Voyage au bout de la droite
Voyage au bout de la lettre
Voyage au bout de la torture
Voyage au bout de l’Asie
Voyage au bout de soi-même
Voyage au bout de la ville
Voyage au bout de l’enfer haïtien… Pakistanais, etc.…
Voyage au bout de la solitude
Voyage au bout de la mer
Voyage au bout de l’intelligence
Voyage au bout de l’Inde
Voyage au bout de la haine
Voyage au bout de la route
Voyage au bout de monde
Voyage au bout de l’histoire
Voyage au bout de l’Angleterre
Voyage au bout de la violence (conjugale)
Voyage au bout de l’année
Voyage au bout de l’endurance
Voyage au bout de la ligne
Voyage au bout de l’enfance
Voyage au bout de soi
Voyage au bout de la terre
Voyage au bout de la drogue
Voyage au bout de la logique
Voyage au bout de mon jardin
Voyage au bout de la soif
Voyage au bout de la peur
Voyage au bout de leurs rêves
Voyage au bout de l’horreur
Voyage au bout de la faim
Voyage au bout de la traduction
Voyage au bout de la nation
Voyage au bout de l’opium
Voyage au bout de la lie
Voyage au bout de l’Amérique du Sud
Voyage au bout de l’autisme
Voyage au bout de la gare
Voyage au de l’alcool
Voyage au bout de ma vie
Voyage au bout de l’Europe
Voyage au bout de l’esprit
Voyage au bout de l’univers
Voyage au bout de l’enfer du Nord
Voyage au bout de la France
Voyage au bout de l’infidélité
Voyage au bout de l’année
Voyage au bout de la révolution
Voyage au bout du sexe
Voyage au bout de la fourchette
Voyage au bout de la féminité
Voyage au bout de la mine
Voyage au bout de l’enfer conjugal
Voyage au bout de la folie
Voyage au bout de la lune
Voyage au bout de l’hiver
Voyage au bout de Céline
Voyage au bout de l’Estonie
Voyage au bout de l’âge noir
Voyage jusqu’au bout de la nuit
Voyage au bout de la France en crise
Voyage au bout de tomate
Voyage au bout de l’amour
Voyage au bout de la fiction
Voyage au bout de l’angoisse
Voyage au bout de l’étoile
Voyage au bout de l’endettement
Voyage au bout de la violence et de la drogue
Voyage au bout de l’endurance
Voyage au bout de la connerie
Voyage au bout de ma chambre
Voyage au bout de quoi
Voyage au bout de la rue
Voyage au bout de l’oubli
Voyage au bout de la CAN
Voyage au bout de la Castille
Voyage au bout de la piste
Voyage au bout de mon lit
Voyage au bout de la misère
Voyage au bout d’une vie
Voyage au bout de la poésie
Voyage au bout de la secte
Voyage au bout de l’Afghanistan
C’est la force et la victoire de Céline, sa mythologie d’être parmi nous par habitude. Nous n'y pouvons rien, il fait partie des meubles et de nos blablas quotidiens.
Pierre Lalanne