dimanche 29 mai 2011

Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (4) : Toto

Peu après la mort de Bébert, en 1952, Lucette fit l’acquisition d’un perroquet à la Samaritaine pour le consoler de la mort de son chat en lui offrant un nouveau compagnon. En colère, Céline refuse alors l’animal et exige de le renvoyer à la Samaritaine, trop onéreux fut la raison invoquée. Raison la plus simple, Céline est naturellement proche de ses sous.

Toutefois, rappelons-nous qu’il refusa également, au début, de prendre Bébert, car, adopter un animal exige de son maître une grande responsabilité. Il n’a pas alors hésité à faire castrer le chat et s’assurer qu’il avait tous les papiers nécessaires; se limiter au prix est un peu court, Céline voyait nécessairement plus loin.

Le perroquet gris du Gabon est reconnu comme un animal très intelligent, certains d'entre eux peuvent apprendre jusqu’à 200 mots (ce qui n’est pas le cas de Toto), reproduire des bruits courants, exécuter toutes sortes de mimiques et peuvent devenir de très bons orateurs. Ils sont en mesure d’emmagasiner plusieurs types de sons qu’ils aiment répéter. Ils peuvent également reproduire ces bruits dans des contextes particuliers, ce qui démontre une fantastique capacité d’interrelation.

Il est également reconnu que cette espèce de perroquet est un animal très exigeant, qui nécessite temps et attention de la part de son maître, beaucoup de contacts et de la stimulation. Des études affirment que le Gris du Gabon réagit émotionnellement à peu près comme un enfant de deux ans et renferme la capacité intellectuelle de celui de cinq ans.

Enfin, ces perroquets sont prudents, nerveux et méfiants, devant des situations qu’ils ne connaissent pas ou en présence d’inconnus qui viennent perturber leur quotidien. Leur réputation est de se consacrer à un seul maître, mais il peut également s’adapter à un groupe de personnes, si on l’habitue à vivre en communauté.

Lucette connaissait-elle les caractéristiques du perroquet lorsqu’elle offrit Toto à Céline? À lire cette description du caractère des Gris du Gabon, elle ne pouvait pas faire un meilleur choix et il n’y a pas à s’étonner que, malgré l’opposition de principe de Céline, l’un ne tarderait pas à séduirait l’autre.

Sachant l’affection que Céline portait aux enfants, il pouvait laisser libre court à ses instincts d’éducateur. Ainsi, elle laissa passer les invectives et Toto s’installa à demeure et deviendra rapidement son meilleur compagnon, complice et, nécessairement, confident, car, Céline causait avec les bêtes, Bessy, Bébert, Lucette en a témoigné à plusieurs occasions.

En fait, nous connaissons assez peu de chose sur ce dernier compagnon, sinon qu’il est très jaloux, harcelle le visiteur et protège férocement son intimité avec l’écrivain en mordant les jambes et les pieds de l’intrus qui s’attarde un peu trop longtemps auprès de son maître. Toto vit librement dans le bureau de Céline et est constamment à ses côtés lorsqu’il écrit, lui casse ses crayons, et, toujours au dire de Lucette, lui joue des mauvais tours, comme lui dérober ses pinces à linge pour attacher ses manuscrits. Brefs, ils s’entendent comme de vieux copains de bistrots, gueulards, et toujours à se réconcilier.

Toto ne semble pas parler beaucoup, quelques mots, seulement, mais on ignore lesquels. Par contre, Céline lui apprend à siffler «dans les steppes de l’Asie centrale» et il crie : «Les Tarrrrrrrtarres à Meudon... Les Tarrrrrrrtarres à Meudon!», en écho au célèbre «Les Chinois à Cognac!», de son maître affirme Éric Mazet.

Ils causent surtout dans une langue connue d’eux seuls et s’engueulent parfois férocement, se réconcilient. Toto est le contraire de Bébert, ce vieux sage discret qui dormait sur sa table de travail. Toto est actif, de son perchoir, il grimpe sur l’épaule du maître où arpente la table de travail; Toto est celui qui fait rire Céline, celui que l’on entend jacasser lors des dernières entrevues que l’écrivain donne aux uns et aux autres, après le succès «D’un château l’autre».

Toto est justement le témoin privilégié celui qui a assisté à l’écriture de la dernière période célinienne, les entretiens, la trilogie allemande. Il fut certes un baume dans la solitude de Meudon rejeté par l’ensemble du tissu social, une source importante d’inspiration et stimulation. Les animaux ne se préoccupent pas de fausse morale, de culpabilité et d’idéologie.

Céline lui lisait-il des passages des livres qu’il préparait? Fort probablement et l’on peut facilement présumer que le perroquet, à sa manière donnait son opinion, toujours dans cette langue, ce code qui leur était commun. De la spéculation, bien entendu, les témoignages des relations entre Céline et son perroquet viennent essentiellement de Lucette, qui raconte l’arrivée de Toto à Meudon et son adaptation avec l’écrivain, sans vraiment savoir comment opéra la magie, comment Céline fut conquis et les deux devinrent les meilleurs amis du monde:

«J’ai acheté le perroquet Toto à la Samaritaine et après un premier contact désastreux, ils sont devenus inséparables. Toto vivait en liberté dans la pièce où Louis travaillait. Il picorait ses feuilles de papier ou ses pinces à linge. Il avait tous les droits et je les entendais souvent se disputer et dialoguer dans un langage connu d’eux seuls.» Céline secret Véronique Robert avec Lucette Destouches, Grasset p.145.

Par ailleurs, la compagne de Céline a déjà raconté la patience de Céline envers les animaux et sa manière dont il leur parlait pour les rassurer et s’en faire leur complice, particulièrement pour Bessy, le chien abandonné par les troupes allemandes quittant le Danemark. Elle affirme que seulement par la patience, la douceur et la parole, Céline est en mesure de communiquer avec les animaux. Juste à relire la description de la mort de Bessy dans «D’un château l’autre», les liens tissés avec Bébert, il n’y a pas à douter des relations étroites qu’entretenait l’écrivain envers les animaux et, tout comme Saint-François-d'Assise, il pouvait causer avec eux.

Malheureusement, probablement par absence de matière, les biographes passent rapidement sur les relations de Toto et de son maître, Gibault en parle très peu, Vitoux y consacre quelques lignes en se limitant à un témoignage essentiel de Lucette. Enfin, dans « Céline Secret » elle y va de quelques allusions.

Ce qui en ressort est la formidable complicité entre les deux, l’amitié indéfectible et cette confiance, qu’il ne peut plus accorder aux hommes. Il faut lire Lucette dans Vitoux pour en saisir toute la portée et la capacité de l’écrivain à se consacrer aux plus faibles, en l’occurrence, les animaux, les seuls qui ne trahissent jamais, si l’on sait comment les approcher, les apprivoiser et accepter une personnalité qui leur est propre; ne pas en faire des esclaves, des bibelots ou des chiens savants, mais les laisser vivre en fonction de leurs instincts et non pas de l’unique raison humaine. Il faut relire ce passage dans le Céline de Vitoux qui montre toute la force de cette de la perception célinienne des animaux :

«Le perroquet n’avait pas de cage. Louis le laissait en liberté. Il faisait des saletés partout, sur la table, le fauteuil, par terre. Ça lui était égal. Toto lui cassait ses crayons, lui faisait des tours pendables. Louis criait contre lui. Toto lui répondait. Ils s’entendaient tous deux d’une manière fantastique, ils ne se quittaient pour ainsi dire jamais. Quand Louis descendait à la cuisine (…) Toto était sur ses épaules. Le pauvre Louis ne tenait pas debout, il lui arrivait de tomber dans l’escalier. Toto tombait avec lui. J’entendais de là-haut le perroquet crier, furieux. Je descendais les ramasser. Toto remontait sur ses épaules et ils repartaient. Je n’ai jamais vu deux êtres comme cela – une réussite! Et puis Toto avait un mérite, il le débarrassait des gens qui venaient le voir. Il leur donnait dix minutes, pas plus. Au bout de dix minutes, Toto allait mordre les chaussures ou le bout de pied des visiteurs de Louis qui n’avaient plus qu’à battre en retraite» Lucette dans «La vie de Céline» de Frédéric Vitoux chez Grasset, p.535

Après la mort de Céline en ce mois de juillet 1961, Toto s’est tue pendant des mois, on imagine le désarroi de l’animal, le deuil. Qu’advint-il de lui par la suite? On ne connait pas la suite de son histoire, sa fin, le nombre d’années qu’il survécut à son maître…

Est-ce à Toto et à Céline qu’Hergé voulu rendre hommage dans l’un de ses meilleurs albums, «Les Bijoux de la Castafiore», publié en 1963, lorsque la cantatrice offre au capitaine Haddock, désemparé, furieux, Jacquot ce perroquet et qui fait de leur relation une véritable épopée qui peut se rapprocher à celle de Céline, comme le suppose David Alliot dans un article sur ce sujet qui est à lire sur :

http://louisferdinandceline.free.fr/indexthe/herge/alliot.htm

En fait, l’histoire de Toto et de Céline reste encore à écrire et à inventer…

Pierre Lalanne

lundi 9 mai 2011

Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (3): Bébert

Devenu inapte à la boucherie des tranchées, commence pour Louis Destouches une longue marche, Londres, les colonies, la Bretagne, le mariage, les études, la paternité, la SDN, les Amériques. Le divorce… Élisabeth l’Impératrice, l’écriture, la rupture, les nouvelles menaces de guerres, de massacres, Lucette, les pamphlets et l’accomplissement de ses pires appréhensions, la débâcle, l’occupation et l’exil.

Ces périodes d’absence, de mouvements et d’intensité sont bien peu propices à la présence d’un animal domestique, mais cela ne signifie pas du désintéressement ou de l’indifférence. La nature du docteur Destouches et celle de l’écrivain ne peut rester insensible devant la souffrance, autant celles des hommes que des bêtes. Céline l’écrivain laisse transparaître ses sentiments dans une de ses premières lettres à Abel Gance. En mars 1933 (Lettres Pléiade p. 358) il insiste sur un passage du livre de Gance «Prisme» qui l’a fortement touché :

«J’ai lu prisme en grande partie. Quelle énorme somme de souffrance! (…) Le chien devant l’hôtel» :

«Ce matin, j’ai vu un pauvre chien, sorte de basset incroyable, aux oreilles gigantesques et malades, au museau trop long et blanc, aux yeux trop petits, à la queue ridicule aux flancs maigres. Il attend patiemment tous les jours à la porte de l’hôtel où je demeure, que quelqu’un lui jette un peu de pitance. (…) Il a secoué ses oreilles avec douleur, puis m’a dit toute sa tragédie muette de pauvre chien, combien un sourire, un mot, une flatterie, pouvaient le rendre heureux.»Abel Gance, Prisme p. 351-352 dans lettres Pléiade, note 3. p. 1664

L’apparition d’un chat dans la vie de Céline n’est donc pas étonnante, Céline vit avec Lucette rue Girardon. Son voisin, le comédien de LeVigan achète, en 1935, un chat, Chibaroui, à la Samaritaine afin de consolider ses amours avec sa nouvelle épouse, Tinou. Cependant, les relations du couple sont difficiles et la santé du chat reflète le niveau de la passion.

Bien nourri lorsque le ciel est bleu, Chabaroui est laissé à lui-même lorsque monte l’orage. C’est Lucette qui, alors, s’occupe du chat et ce dernier, après ses longues nuits à explorer Montmartre, sait où venir se réfugier. Devant la situation du couple qui se désagrège, Lucette parvint à convaincre Céline de l’adopter et, si ce dernier hésite, c’est qu’il connait la responsabilité d’un tel geste envers un animal. Céline le fera castré et établir un certificat de bonne santé par les autorités Allemandes. Le nouveau Bébert ne quittera plus d’une semelle son nouveau «maître».

Le moment est tout de même propice à l’élargissement de la famille : Bébert est un orphelin laissé à lui-même tandis que la situation de Céline n’est pas vraiment meilleure, il reçoit des menaces et, bientôt, n’osera même plus sortir le soir. Alors, il faudra fuir pour échapper à la vindicte de la horde. Après quelques hésitations, après une offre de Léautaud de s’occuper du chat, il n’est pas question de l’abandonner. Bébert fait partie de la famille, Céline est entièrement responsable de ce qui pourrait lui arriver.

Une fois, seulement, lorsqu’ils se retrouveront à Sigmaringen, à la veille de leur départ pour le Danemark, le chat sera confié à un épicier qui promettait de s’en occuper, mais à la nuit, Bébert brise un carreau et vient rejoindre ses maîtres. C'est un signe, la question est réglée, quoiqu'il arrive, ils finiront le voyage ensemble.

Tout comme son nouveau maître, Bébert n’est plus un chat de la première jeunesse; en 1944, lorsqu’ils prendront la route de l’exil, il a huit ou neuf ans et Céline 50, Bébert sera encore là lorsqu’ils en reviendront sept ans plus tard, un âge très vénérable pour un chat. L’histoire de Bébert est connue, Frédécic Vitoux en retrace sa biographie dans : «Bébert : Le chat de Louis Ferdinand Céline» aux éditions Grasset et montre bien l’importance pour Céline de ce chat au caractère exceptionnel.

La venue d’un chat dans la dernière partie de la vie de Céline n’est donc pas autrement étonnante, ce qui l’est davantage, c’est la place qu’il occupera et le mythe qu’il engendra autour de l’œuvre. Il y a quelque chose de fabuleux dans l’histoire et la vie de ce chat. Tout d'abord son nom, le petit Bébert de Voyage, enfant dont Bardamu assiste impuissant à cette mort lente et injuste, pages magnifiques où Céline montre toute l’absurdité de la souffrance lorsqu’il s’agit d’enfants. C’est aussi le lien qui identifie les seuls êtres qui, finalement, trouvent grâce à ses yeux : les enfants et les animaux.

Il s’agit pour Céline de la marque d’une fragilité commune et d’une incompréhension mutuelle de ces êtres devant la réalité du monde et la brutalité des hommes. Dans leur monde respectif, les enfants et les animaux souffrent en silence, totalement impuissant devant les maîtres. À cet effet, le rôle de Bébert dans la trilogie allemande et, par exemple, la rencontre des enfants handicapées dans Rigodon, illustre fortement le lien entre ces deux mondes de l’innocence. Ils sont pour Céline, les derniers remparts contre la souffrance.

Même si plus de trente ans séparent la mort de du chien Bobs et l’arrivée de ce chat mythique dans la vie de Céline, Bébert constitue le dernier espoir et le seul lien affectif de l’écrivain envers le monde réel; Bébert c’est Céline et Céline, c’est Bébert. Personnage à double personnalité, mélange d'enfant sauvage et d'animal apprivoisé; liberté et conscience ce qui, pour Céline, représente ce qui est le plus important et le plus fragile. Bébert, c’est l’union de ces deux éléments, indissociables. Renier le premier, c’est achever le second.

À partir de Féérie, Bébert sera toujours présent et jouera un rôle à la fois effacé, mais essentiel dans l’œuvre romanesque. Dans la démesure célinienne, le chat atténuera la brutalité du réel. Dans cette période apocalyptique, il reste le seul être vivant pourvu de sagesse et d’intégrité. Stoïque, Bébert sort rarement de sa gibecière, jamais une plainte et lorsqu’il met le nez dehors, il revient toujours au bon moment. Bébert veille, observe et tout ce qu’il voit avec ses yeux de chat, apparemment indifférent à la folie des hommes, laisse au lecteur le soin de se faire une opinion sur ses jugements.

Par ailleurs, l’importance de l’animal pour l’écrivain est maintes fois démontrée et son affection se retrouve partout et de manière continuelle, autant dans les romans, la correspondance et, aussi, dans ses cahiers de prison, où Céline exprime sans fard ses angoisses et ses inquiétudes envers ceux qu’il aime. Bébert n’est jamais absent des préoccupations de l’écrivain :

«Le lendemain visite à Courbevoie – à Marie – à Arltty – Lucette est née tout près – rue St-Louis-en-l’Île – Bébert à la Samaritaine – On est né tous les trois au murmure des berges…» Un autre Céline deux cahiers de prison» (p.55) Textuel

«… On nous amène Lucette et moi – le bureau de la police – Bébert dans son panier… Je sens que tout est perdu – on nous sépare – cachot – panier à salade – plongé dans la nuit – (…) Des mouches – Je titube bourdonne comme une mouche et puis je vois mille choses comme une mouche – mes idées se heurtent à un immense chagrin – où est Lucette et mon petit chat? J’ai la hantise de la vie» (P105)

Pendant les mois d’internements, avec la complicité silencieuse d’un gardien, Lucette amènera un Bébert, toujours silencieux et discret, visiter le prisonnier. Malade, tumeur cancéreuse, Bébert sera opéré et soigné. À Meudon, le dernier refuge, le roi s’éteindra lentement, il sera enterré dans le jardin où aucune indication ne situe la tombe. Inutile, Bébert est dorénavant partout, il habite à la fois l’œuvre et l’homme, on ne peut voir Céline sans ce chat plus humain que les hommes.

C’est peut-être Paul Léautaud qui a laissé le plus beau témoignage de cette relation exceptionnelle entre ces deux complices d’aventures et d’écriture, liés par tant de souvenirs communs. De plus, nous ne pouvons pas accuser l'ermite de Fontenay-aux-Roses d’avoir un parti pris favorable envers l’écrivain :

«Tenez, Dullin, pendant l’exode, ne s’est jamais séparé de son chien. Et Céline, il est parti pour le Danemark avec son chat et il en est revenu avec. Je connais mal l’œuvre littéraire de Céline. J’ai reçu un jour, au Mercure, son «Voyage au bout de la nuit». J’ai été rebuté par les grossièretés et je l’ai refermé. Mais revenir avec son chat du Danemark, ça c’est une preuve de conscience.» «J’aime mieux les chats que la littérature» Robert de La Croix, Carrefour no 373, 7 novembre 1951 Cahiers Paul Léautaud no 30 juillet décembre 2001 p. 30-33. Dans L’année Céline 2001 p. 213 édition du Lérot.

Pierre Lalanne