jeudi 17 septembre 2009

Louis-Ferdinand Céline et le XXe siècle


Le XXe siècle commence en 1914. Par contre, en littérature, il débute en 1932 avec « Voyage au bout de la nuit ». La « Recherche du temps perdu » représente davantage la fin du précédant, la description d’un monde déjà perdu pour ceux qui eurent 20 ans en 1914. Proust n’a probablement pas imaginé que son œuvre annonce la victoire totale des « temps modernes » avec ses hécatombes à répétitions.


Céline possédait la sensibilité de pressentir « la raison » de son siècle à partir de son vécu, de ses émotions, d’en décoder le sens et le transposer en écriture; une sorte de 6e sens digne des grands voyants. En plus d’avoir éprouvé son siècle mieux que personne, il l’a compris dans son intégralité. Tellement, qu’il est parvenu à révolutionner la structure de son art afin de mieux le posséder et s’en imprégner; une écriture exceptionnelle pour une situation d’exception. L.F.Céline ne s’est pas adapté au monde, il l’a confronté et réduit à sa plus simple expression, l’immutabilité de la mort.


L’expérience de la guerre, la sienne, l’ignoble boucherie de 14-18, a surtout montré à Céline la véritable nature de l’homme, la valeur réelle que ce dernier accorde à l’existence des autres, sa perception singulière de son altruisme envers ses semblables. L’homme a également démontré sa capacité magnifique dans le perfectionnement de l’horreur collective et industrielle tout en la rendant acceptable à la majorité, même aux victimes.


Son séjour aux colonies illustre une nouvelle forme de cette humanité où l’appât du gain se marie si bien avec le climat poisseux d’une Afrique impossible où tout bascule dans une masse informe et végétale, la faune, le bâti et même le temps se confond dans une humidité intolérable. Céline rencontre la bassesse des petits-maîtres apportant les bienfaits de la civilisation.


Enfin, avec ses années de médecine, Céline se voit confronté à une autre forme d’humanité, aussi sournoise et impitoyable que celle de l’État, la filouterie des pauvres, des démunis, des gagnes petits. Ils sont tout aussi mesquins que les puissants, aussi vils, mais la forme est différente et s’articule sous un autre aspect, moins raffiné, à leur niveau, selon leurs capacités et leurs moyens.


« Voyage au bout de la nuit » propose donc ce XXe siècle en pleine croissance et à peu près libéré des contraintes d’une morale moribonde. L’État devient la nouvelle religion, l’instrument d’un Dieu tout puissant entre les mains d’hommes qui se vautrent dans l’ignominie au nom du bien commun; capitalisme, communisme et fascisme proviennent d’un même semis, la domination et la destruction. « Voyage au bout de la nuit » est une nouveauté, un livre des révélations… Céline y affirme que son siècle marque l’échec total de l’homme et lui jette au visage son statut d’ordure en lui prédisant qu’il ne pourra aller au-delà de cette limite. Sa nature le lui interdit.


Les hommes façonnent les Dieux à leurs images, élaborent des théories, des idéologies, des systèmes économiques totalitaires et les glorifient, les utilisent pour justifier leurs futurs massacres au nom des intérêts du moment… la révolution, la patrie, la liberté, le drapeau, la démocratie, les valeurs marchandes, l’humanisme, le respect des différences sont des mots creux, des dogmes de domination et d’injustice.


Le XXe siècle, c’est aussi l’accélération de l’industrialisation, le raffinement des techniques de production qui pousse l’humain au dépassement de soi dans l’aberration et l’abjection afin de le transformer en une sorte d’automate et le rendre imperméable à toute forme d’imagination autre que marchande; la « raison » et la technique dominent enfin les esprits. Les congés payés, les heures de travail et « l’amélioration générale des conditions de travail » constituent seulement des éléments additionnels au maintien d’un sentiment général, soit l’illusion de l’existence d’un « contrat social » protégeant les soi-disant valeurs sociales des totalitarismes.


Autre conséquence qui en découle, le triomphe de la « gauche plurielle » qui est pour Céline le summum de l’hypocrisie, mille fois pires que celle des curés et de leur paradis après la mort. En effet, promettre à la populace un monde meilleur du vivant de l’homme, développer un humanisme bellâtre à l’intérieur d’un système où l’injustice et le mensonge en sont les fondements, constitue pour lui une absurdité supplémentaire, une insulte à l’intelligence.


Le Livre des révélations et se poursuit avec « Mort à crédit », puis les pamphlets où Céline traverse assurément une sorte de crise mystique. En effet, par sa conception du juif, il tente de concevoir l’humanité dans sa matière originelle. Depuis Saint-Paul, le juif représente le « modèle du mal incarné » et Céline va au bout de cette logique pour tenter de démontrer que nous sommes tous des juifs et dotés de cet « esprit juif ». D’ailleurs, il a toujours affirmé qu’il n’avait rien contre les juifs, mais contre « l’esprit juif », la conception chrétienne du mal.


D’ailleurs, dans ses pamphlets, pas un n’échappe à la vindicte, que l’on cherche, dans « Bagatelles pour un massacre » s’il y a une personne qui obtient grâce à ses yeux, qui transcende l’ordurerie, sinon cette vieille dame, sa logeuse lors de son voyage à Saint-Pétersbourg qui joue du piano en cachette des autorités communistes? Elle est peut-être même juive, cette dame, qui sait? Le « juif » de Céline représente ce qu’il y a de pire en l’homme et que chacun porte en soi. Alors, si racisme il y a, c’est envers lui-même et ceux de sa propre race.


Passons sur « Guignol’s band » et surtout sur Féérie présageant une fin du monde annoncée. C’est avec la trilogie allemande et sa mort que le siècle de Céline se referme sur la littérature. Un peu court peut-être, même pas 30 ans de 1932 à 1961 pour incarner un siècle aussi agité?


Effectivement, Céline est mort trop tôt, il avait encore beaucoup à raconter afin de boucler définitivement son parcours et se débarrasser de cette humanité qui s’est trop souvent reconnue dans son écriture. Il avait bien compris que l’objet de la haine à son endroit ne provenait des pamphlets, mais bien du « Voyage… ». Encore une dizaine d’années supplémentaires pour raconter sa prison, son exil et surtout son retour et sa mise à l’index, le complot du silence, sa négation en tant qu’écrivain et la condamnation à l’oubli.


Qui donc, aujourd’hui, peut se permettre d’écrire en toute liberté, comme Céline l’a fait entre 1932 et 1961? Aujourd’hui où le moindre propos hors normes peut conduire à l’exil social et à la mise à l’index si le fautif n’a pas de regrets, d’excuses et la promesse de ne pas recommencer. Ça ressemble drôlement aux séances d’autocritiques du bon vieux temps où le communisme construisait l’homme nouveau.


Dire ce qui doit être dit est la seule responsabilité de l’écrivain et peu importe les conséquences, la liberté est à ce prix. À ce titre, Céline est le dernier écrivain libre, insoumis et visionnaire.


Pierre Lalanne

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