
Sur les amours de Céline, les biographes s’entendent, Élisabeth Craig, dédicataire du « Voyage au bout de la nuit », la danseuse américaine, demeure son plus grand amour. Pour elle, il a traversé l’Atlantique afin de la ramener en France, mais fut tout de même définitivement largué, sans façon, pour un agent immobilier sans trop d’envergure. Nous sommes bien loin des gangsters américains qui, selon Céline, l’ont enlevé. Pourtant, l’image est importante, c’est «l’Amérique gangster» qui l'a reprise et ramenée parmi les siens. L’Impératrice devait revenir à son véritable empire afin de vive une vie normale, à l’américaine, avec un américain…
Fin de la récréation.
Il ne s’agit nullement d’amoindrir le rôle d’Élisabeth auprès de Céline et de son importance dans l’écriture de «Voyage». Cependant, il apparaît nécessaire de ramener les choses dans une plus juste perspective. Ainsi, dans le livre d’Alphonse Juillard, «Élisabeth et Louis», qui retrouve les traces de l’Impératrice après plus de cinquante ans d’absence, elle avoue n’avoir jamais lu «Voyage au bout de la nuit», n’avoir jamais cherché à savoir ce qu’il lui était devenu, s’il avait survécu à la guerre et aussi d’avoir brûlé ses lettres. Afin de le rayer de ses souvenirs? On ne reconnaît pas, dans ces entretiens avec Julliard, l’expression d’une très grande passion ou d’un regret quelconque de l’avoir rejeté.
En fait, il est presque décevant de voir la superficialité du personnage, même si plusieurs s’activent à lui donner un rôle qu’elle ne mérite peut-être pas autant qu’on le voudrait bien, celui d’avoir tout appris à Céline. Alors, quoi? Grand amour ou exotisme? Attrait de l’inconnu, la puissance du mythe américain, cette alliance érotico-historique franco-américaine, qui ne veut pas dire grand-chose ou bien simplement, est-ce une découverte culturelle?
Quoi qu'il en soit, le séjour américain d’Élisabeth marque pour elle un temps d’arrêt, une libération du cocon familiale, des vacances, un intermède avant de reprendre une vie normale en Californie.
Amour à sens unique alors? Non, plutôt une passion de type rationnelle, Élisabeth le quitte lorsqu’elle doute de sa capacité à le suivre jusqu’au bout du chemin. Céline est trop insaisissable pour elle, trop obscur et trop «fou». Elle a peur de vieillir à ses côtés, que sa beauté est le seul sentiment qui le retient à elle. Surtout, elle comprend que son amour pour lui est insuffisant et n’est pas sans limites; elle n’est pas prête à tout pour lui, à le suivre jusqu’au bout de sa nuit. En fait, elle ne peut le comprendre et pour cause, à part la danse, tout les oppose, la langue surtout, Élisabeth ne parle pas français, ne l’a jamais appris et quand on sait l’importance de la langue pour Céline…
Élisabeth Craig est un intermède entre son divorce et la rencontre de celle qui allait l’accompagner jusqu’à sa mort et au-delà..
Cela n’empêche pas que Céline est terriblement meurtri par la rupture, mais peut-être davantage d’avoir été évincé, blessé dans sa sensibilité qui est, alors, à fleur de peau. Céline est avant tout, ébranlé dans son orgueil. À lire ses réactions, dans les lettres qu’il adresse à gauche et à droite, il en a durement ressenti l’affront. C’est probablement la première fois qu’il se fait éjecter ainsi, d’une manière aussi catégorique, d’où la frustration, les explications, la disparition, l’enlèvement. Cependant, il semble que Céline s’est rapidement «consolé», d’autres l’attendaient ailleurs, Chicago, New York… Paris.
Il n’en était pas à sa première rupture, déjà divorcée de sa seconde épouse, Edyt Follet. Quant à sa première, elle demeure encore plus mystérieuse, mariage londonien qui n’en est pas véritable un, mais dont l’importance est aussi importante et même capitale pour Céline et cela transparaitra dans ses romans à venir. Cet amour de jeunesse dans les bas fonds de Londres a marqué le jeune Destouches et a joué un rôle majeur dans son cheminement futur, probablement autant que son amour américain. Bien sûr, il en eut d’autres, en étoiles filantes et des amours qui se transformèrent en amitiés.
On donne bien au mot amour la définition que l’on veut, celle qui nous arrange dans nos perceptions, nos valeurs et nos besoins d’affirmations individuels. Élisabeth Craig, c’est «glamour»… spectacle! Montmartre! Les amis, le grand partage, l’amusement, les partouzes(???)… la légende a nécessairement amplifié la réalité, offert l’image que l’on voudrait y voir… pendant que Céline écrit, les copains s’occupent de l’Impératrice. Peut-être bien, après tout, pourquoi pas? Mais, tout cela demeure un peu obscur; un peu merveilleux, écartelé selon l’un ou selon l’autre, tordu, comme si l'on s’efforçait d’y voir absolument une la nécessité d’une exagération pour faire véritablement célinien d’entre deux guerres, se coller à l’imaginaire de l’époque, mais admettons, cela reste possible.
Par contre, la rencontre, en 1935 d’une autre danseuse, Lucette Almanzsor, est d’une importance indéniable pour Céline et la suite de son parcours, la guerre qui est là, menaçante et inévitable. Lucette deviendra sa dernière compagne, celle qui le suivra partout, d’un bout à l’autre de l’Europe et dans la somme des malheurs possibles, l’unique magie à laquelle s’accrocher. Jamais elle ne reculera, se plaindra devant les difficultés innombrables qu’ils rencontreront. Lucette ressemble déjà une grande dame qui impose par une détermination discrète aux allures empreintes de mystère, avec des yeux qui reflètent une joie de vivre et un optimisme indéniable.
Elle apparait toujours discrète, effacée, quelque peu en retrait, même inaccessible aux autres et dotée d’une fragilité émouvante, mais on devine aussi une force intérieure peu commune, une certitude dans son «amour démesuré» pour celui avec qui elle va traverser la folie des hommes… Vingt ans de vie commune, d’accompagnement dans le projet d’écriture de Céline et 50 autres années à protéger farouchement sa mémoire, telle une gardienne des souvenirs. Comme marque de fidélité et de passion et d’amour inconditionnel, 70 ans de durée, il est bien difficile d’exiger davantage.
Pourtant, elle apparaît durement traitée par les connaissances, nombre de biographes ne font qu’un survol de son parcours et de sa vie. Elle est présentée avec une sorte d’indifférence, d’étouffement, comme si sa présence auprès de son Louis, allait de soi, mais dérangeante et, son importance, accessoire. Lucette, une sorte de faire-valoir, qui ne possède pas l’exotisme et la grandeur de l’Impératrice; comme si, avec Lucette, on cherchait à montrer que Céline entrait lentement dans le rang, se casait, se rangeait… la vie de couple à l’usure; la banalité du quotidien remplaçant le grand amour américain… de l’exotisme, il passait à l’ordinaire…
Mais si, finalement, il devenait seulement et enfin lui-même poussé par l’urgence d’écrire et de témoigner les évènements à venir. En effet, la réalité est tout à fait autre; en examinant le cheminement du couple, en les accompagnant même de loin, froidement, il est assez facile de comprendre que l’union de Lucette et de Louis, fut probablement la plus grande chance de ce dernier, ce qui lui a permis d’affronter ces années de misère et d’être en mesure, malgré tout, de poursuivre, survivre et, l’essentiel, d’écrire.
Par sa présence, Lucette a probablement contribué au retour de Céline à ses œuvres romanesques; au Céline assagit des pamphlets pour reprendre l’imaginaire et devenir l’écrivain de «Guignol’s band», de «Féérie pour une autre fois» et de la trilogie. Lucette représente la charnière, le point d’ancrage, dans la continuité de l’œuvre, elle en assure les assises, la fermentation et son aboutissement. Son altruisme, sa capacité d’adaptation phénoménale aux circonstances et aux évènements, son optimiste et sa détermination, sa fidélité et son inconditionnalité envers un homme hors du commun, mais assurément pas facile à vivre, a permis le Céline de la dernière période; seule Lucette pouvait réunir autant de qualités et réussir un tel coup.
Lucette a fusionné librement à la quête de l’imaginaire célinien, à la recherche de la musique parfaite. Elle lui apporte une sorte de symbiose affective indéniable, une marque d’affection originale et déterminante. L’attachement de Louis pour Lucette transparait fortement dans Féérie et la trilogie… «sorcière et fée et non pas vaches ou boniche»… Lucette est une fée, elle danse et représente l’aboutissement de son écriture, la fée qui le protège des maléfices, du monde extérieur, qui le protège et encourage son âme de prophète, même dans la mort, elle demeure incontournable.
Contrairement à Élisabeth Craig, elle véritablement a compris l’essence de particulière de son Louis et elle l’a aimé pour ce qu’il était, jusqu’au bout et encore bien plus loin…
… Pour le meilleure et pour le pire et c’est dire le pire qu’ils ont traversés ensembles… les épreuves, la haine, la guerre, l’horreur, la vengeance et jamais ils n’ont failli, indestructibles. Admettons que nous sommes assez éloignés d’une simple histoire d’amour franco-américaine, somme toute assez banale par rapport à ce que Lucette et Louis ont vécu.
Quels autres amis, connaissances ou collègues lui fut plus attaché et fidèle que Lucette? L’inverse est également vrai, Louis n’est pas un imbécile, il ne l’a pas choisi sans deviner sa force, son abnégation, sa vitalité et sa volonté. Il avait besoin de son amour et elle ne lui a jamais fait défaut. Ils ont vaincu les pires années du XXe siècle, à la fois témoins et victimes de tragédies effrayantes. Ils ont supporté la haine, la jalousie et les injustices les plus viles et hypocrites. Quel couple «normal» aurait résisté à tout cela : les menaces, les insultes, les mensonges, la fuite vers le Danemark en passant par une Allemagne apocalyptique? Seule Lucette était assez «inconsciente et amoureuse» pour l’accompagner ainsi, jusqu’au bout, le suivre dans la nuit célinienne sans jamais renoncer à leur «bonheur».
Il eut aussi la prison, quelques jours pour Lucette et 18 mois d’isolement pour un Louis en détresse totale, avec la peur au ventre, l’incompréhension, les incertitudes et la terreur de l’extradition accompagnée de sa conclusion inévitable… condamnation, exécution, épuration. Pendant tout ce temps, Lucette est seule avec Bébert, se débrouille, survit, travaille et s’occupe de Louis, de maintenir un moral défaillant, miné par la maladie.
«Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pou être fusillé – cela m’est bien égal – s’ils savaient les imbéciles d’où je sors les horreurs que j’ai traversées – Lucette – le rythme divin si fragile de la danse – les bruits l’ont cassé – oh! C’est le plus grave – Pourvu qu’on ne lui brise pas l’âme, le secret de la danse et des choses – oh! Cela m’angoisse (…) Je ne sais plus rien – je suis comme au fond d’un trou – Ils vont venir me chercher pour me fusiller – Comme celui de Quimper – Dans la cage je regarde la palissade, comment je ferai – ce sera très bien – j’ai du chagrin pour Lucette…» dans: «Un autre Céline», Cahier de prison p. 106 Henri Godard
Après encore, ce sont les années d’attente et de vide culturel, de solitude pour enfin revenir en France après un procès et sept années à vivre sous tension et s’installer dans un nouvel exil, intérieur. Vraiment! Quel couple, quel type d’amour fabuleux pour atteindre une telle symbiose entre deux personnes… «Élisabeth et Louis»? Allons! Soyons sérieux!
Nous sommes en droit d’affirmer que sans Lucette ou, si elle avait décidé de l’abandonner au Danemark et de rentrer en France, Louis n’aurait pas survécu à la prison et à l’exil. Tous les observateurs de l’époque s’entendent pour dire que la privation de sa liberté avait brisé l’homme, l’avait vieilli de 20 ans, malade, amaigri, seul. C’est uniquement l’amour de Lucette qui a permis ce miracle. Elle est restée, lui a réappris à avoir une certaine confiance en l’avenir et, pour ce, elle a utilisé l’amour et la fidélité des animaux afin de lui montrer qu’ils valaient cent fois mieux que les humains… Bébert et souvenirs de Boby, le chien de sa grand-mère… Et puis, la fée qui dansait pour lui…
Le rôle de Lucette dans la vie de Céline est largement sous-estimé.
Il est possible de lui reprocher son acharnement à défendre la mémoire de Céline en refusant la publication des pamphlets, mais pour elle tout cela est secondaire, elle respecte simplement la volonté de son mari et défendre sa mémoire contre les vautours qui tournent et attendent le moment pour tenter encore de le faire haïr par la société tout entière… elle est la gardienne du temple, la déesse du feu célinien et c’est bien ainsi.
Le modèle Sartre/Beauvoir, tellement chanté et qui a longtemps servi de balise aux nouveaux rapports amoureux du XXe siècle, n’est peut-être pas le meilleur. Nous pourrions facilement le remplacer par la balade de Lucette et de Louis. Couple infaillible, seuls contre tous, traversant la guerre et la haine, comment ne pas être admiratif devant eux et tout simplement, s’incliner d’admiration?
J’aime à imaginer que longtemps, des années durant, Lucette a rêvée, la nuit de l’anniversaire de sa mort, de se lever, seule, et d’aller danser autour de la tombe de Louis. Peut-être même qu’elle l’a fait en réalité, simplement pour lui dire et redire qu’elle se trouve encore auprès de lui et que toujours, entre eux, se trouve un lien indéfectible, le secret de la danse.
Tiens! Pour 2011, le cinquantième… Lucette, gente Dame … un ballet discret et sans-façon, avec des fées, des lutins, des sorcières, des princesses, des sirènes et des dragons, autour de Louis… au vieux cimetière de Meudon, la nuit… la magie…
… des histoires pour qu’il revienne nous dire nos vérités…
Pierre Lalanne