samedi 10 avril 2010

En barbarie

La haine est la conséquence naturelle du mensonge et son outil de propagande privilégié; la haine, moteur de l’histoire et, de part et d’autre, la nécessaire justification des massacres à répétitions qui marquent «l’évolution» humaine. Et pourtant, c’est que nous en cherchons des raisons à toutes ces horreurs depuis tant de millénaires qu’on s’entretue pour un bout de clôture ou de magnifiques et grandes idées à propager de gré ou de force. Il faut bien le constater, cette situation persiste, depuis que l’homme colonise la planète, comme si elle était sienne. S’il en a le temps, lorsqu’il colonisera le système solaire et sa périphérie, il poursuivra sa mission civilisatrice.


Avec ses rêves de démesures et son évidente bonne foi, l’homme conserve envers lui-même une excellente réputation et pour réussir tout ce qu’il entreprend; rien ne lui résiste. Il est grand. Il est fort. Il est beau! Ses certitudes, envers sa mission, lui permettent d’écrire sa propre histoire sans se soucier de la réalité et de toujours se donner le meilleur rôle. Malheureusement, en provenance d’une source extérieure, le résultat serait assurément moins clinquant et décevant pour les créatures parfaites que nous sommes.


Il n’a pas tort d’ériger des statues à son génie et à son altruisme, personne d’autre ne le fera pour lui. L’art de se justifier et d’embrigader n’a plus de secrets pour lui et il sort vainqueur de tous les combats, scientifiques, techniques et idéologiques. Ce qu’il touche devient sacré, devient monument, devient évènement, devient lumière; ce qu’il impose devient la seule «Vérité» acceptable et qu’importent les morts, l’injustice ou le chantage. La bêtise est ce lubrifiant si efficace dont il use à volonté pour enrober les rouages de la machine afin qu’elles tournent à plein régime, contrôlant la surchauffe par la violence et enchainant les esclaves au navire pour que tous rament dans la même direction et, s’ils heurtent un imprévu, qu'ils soient les premiers à se noyer.


Le droit, la démocratie, la liberté ne sont que les battements du tambour pour rythmer la cadence du travail obligatoire. Les tables sacrées, sur lesquels les lois sont promulguées, symbolisent le mouvement perpétuel de la reproduction de nos systèmes socio-économiques infaillibles. L’homme y est parvenu en transformant ses mensonges en vérité; amoncellement de générations sacrifiées, cadavres des victimes, ripailles et reproduction.


Ce nouveau et ultime mensonge d’établir que la finalité humaine est basée sur le cycle de la chrétienté déchue et inutile. La Trinité est celle du Marché… Production…Offrande…Communion : Spiritualité! Choix! Liberté! Les marchands ne sont pas simplement revenus dans le temple, ils ne l’ont jamais quitté, mais réaménagé, en rénovant les anciennes idoles à leurs images. Le bien, l’objet, la nécessité et même la vie est devenu marchandise, non plus un moyen de subsistance, mais une finalité spirituelle, un acte de Foi, la valeur mystique d’un monde basé sur le vide et l’éphémère; la durée est ringarde, l’instantané est de mise… le passé est dérangeant et l’avenir s’arrête au présent.


Ils poussent loin le mensonge, jusqu’à réinventer les «valeurs», les banaliser et les adapter à leurs besoins et à leurs vérités; l’enrichissement à outrance constitue la fusion de l’individualisme et du collectivisme, l’idéal commun, le summum de la justice et de l’humanisme. Enfin, les riches et les puissants n’ont plus besoins de Dieux pour se justifier et peuvent s’auréoler de multiples causes humanitaires, créer des fondations pour bien montrer leur fraternité et leur abnégation… Hors de tous doutes, ils prouvent que la nouvelle Trinité est l’unique moyen de libérer l’humanité de ses entraves et la rendre bienheureuse, de rapprocher les hommes en leur imposant la vérité, valeurs universelles d’égalité, de solidarité et, enfin, de les doter enfin d’un but commun et accessible… la médiocrité de l’uniformité.


C’est dire toute la confiance qu’ils possèdent en leurs possibilités et dans les nôtres; avenir englué autour d’un monde qu’ils dirigent avec droit de bannissement et d’indignité pour ceux qui osent en contester les fondements. L’obscurantisme d’aujourd’hui est la somme des actions qui contestent leur vérité universelle. Il est beau de les voir se donner le beau rôle et s’emballer, frétiller pour une entente internationale de commerce, de monnaie commune ou de records boursiers; de les imaginer à patauger comme des enfants dans une piscine remplie de fric… d’entendre leurs mensonges sur la création de la richesse en tant que valeur sacrée pour l’union entre les frères humains.


Leur idée de progrès n’a rien à voir avec le bouillonnement intellectuel, c’est l’avidité et la puissance de ses mensonges qui permet à l’humain de si grandes réalisations. Il n’est donc pas si étonnant de les voir gavés de prétentions et s’insurger à la moindre déviance de l’un ou de l’autre. Alors, pour se défendre, ils accusent, poursuivent, avilissent, corrompent et salissent au nom de leur propreté…


Ils réussissent même à peindre en vert écologique, leur grande galère… Le «billet vert» n’a jamais eu une aussi bonne réputation et toujours plus, pour la plus grande réalisation de l’humanité progressive. Posséder, accumuler, réduire, enchainer l’esclavage devenu salarié et syndiqué, mais toujours esclave de la modernité, illusion de la longue marche de la civilisation.

Finalement, l’humain ne mérite pas mieux que ça…De vivre en barbarie.


Étrangement, pour les générations d’après-guerre et encore aujourd’hui, Céline représente l’image parfaite du déviant. Une sorte de symbole du mouton noir, qui représente parfaitement celui qui a tout entendu, mais rien compris de la direction à suivre. Céline a vécu une période bien particulière, en pleine mutation; époque où convergeaient plusieurs idéologies plus ou moins apparentées qui visaient un but unique, une sorte de grande réorganisation socio-économique où, à la fin du cycle, une seule devait en émerger et englober toutes les autres… Une seule et unique Barbarie, universellement reconnue.


Céline a commis l’erreur non pas seulement d’avoir décodé les multiples Barbaries en gestations, mais d’avoir refusé d’en choisir une par rapport à une autre et ainsi de perpétuer le mensonge en racontant des histoires mille fois racontées et qui donnent l’impression d’espoir, que l’homme va dans une direction unique, un grand idéal métaphysique et, malgré les incidents de parcours et les dommages collatéraux, l’humanisme conventionné, demeure la seule valeur acceptable.


Céline a refusé cette grande duperie universelle, celle du progrès et de l’asservissement. Pour réussir, il est allé bien au-delà du simple refus et de la vulgaire provocation et a choisi la pire des rébellions. Il a tout risqué, en s’attaquant au sport national de l’humanité : ces guerres, de plus en plus abominables et absurdes, mais il visait plus loin et cherchait à faire prendre conscience que les valeurs humaines ne se trouvaient pas nécessairement dans cette modernité à tout crin : boucherie guerrière et travail à la chaine.


«En somme, tant qu’on est à la guerre, on dit que se sera mieux dans la paix et puis on bouffe cet espoir-là comme si c’était du bonbon et puis c’est rien quand même que de la merde. On n’ose pas le dire d’abord pour dégoûter personne, On est gentil somme toute. Et puis un beau jour on finit quand même par casser le morceau devant tout le monde, On en a marre de se retourner dans mouscaille. Mais tout le monde trouve du coup qu’on est bien mal élevé. Et c’est tout.» Voyage au bout de la nuit, collection blanche P. 234


Le seul moyen à sa disposition pour faire entendre sa voix au-dessus de la multitude, est de retourner au verbe initial, d’en décoder le grimoire et de prophétiser l’avenir en perpétuelle gestation. Il n’a de cesse à nous prévenir que le temps n’en finit plus de s’essouffler et que la reproduction de la vie se réduit toujours et seulement à de la chair à canon, à de la chair à usine, à trottoir et, aujourd’hui, l’aboutissement final, il dirait de la chair à centre commercial.


Bientôt, très bientôt, cherchait-il à nous faire entendre, la terre ne parviendrait plus à boucler ses fins de siècles… que le point de non-retour est atteint et l’homme se retrouve vraiment seul et vraiment nu… rien devant et rien derrière… l’épuisement du troupeau d’avoir tout dévasté pour atteindre une terre promise inexistante avec cette seule vérité, celle qui s’impose de soi lorsque l’on parvient au bout du voyage, la mort… l’humanité n’ira jamais plus loin que ses propres illusions et son inéluctable disparition; anéantissement qui apparaitra réellement comme un châtiment, forcément.


Comment alors, ne pas être tagué de vil réactionnaire en nous crachant au visage de telles assurances, qui vont à l’encontre de toutes les nécessités historiques socialement acceptables? Comment ne pas être accusé de passéiste ou de nostalgique en prônant, par le repli et le renfermement, la redécouverte de quelque chose d’oublié? Quelque chose d’obscur et de terrifiant en provenance même des origines. L’existence d’une autre vérité, la seule; vérité que l’homme avait déjà entretenue, cultivée et probablement apprivoisée, mais effacée de sa mémoire pour des raisons de vanités.


Véritable mystique, Céline nie le monothéisme judéo-islamo-chrétien, un non-sens évidant, une arnaque pour bien installer les assises de la barbarie moderne. Les allusions fréquentes au fantastique illustrent une recherche, un rapprochement au paganisme des ancêtres, au monde des fées, des spectres et des oracles.


Cela démontre une volonté d’un retour sur soi, mais en fonction de notre mémoire collective et tribale, un examen intérieur sur nos véritables origines où le merveilleux tenait une part importante et nécessaire dans le vécu des hommes, et ce, tout au long de leur existence. Ce merveilleux s’inscrivait autant dans la représentation du passé par le culte du souvenir et l’importance des ancêtres que pour les explications du présent par la colère des déesses et les présages de l’avenir par le vol des hirondelles.


En fait, en y réfléchissant bien, le véritable passage vers la barbarie moderne s’est bel et bien réalisé par cet abandon progressif du merveilleux directement relié à notre mémoire émotionnelle, donc abandon de nos croyances les plus sacrées, l’eau, la terre, la fertilité contre celles qui représentantes une entité unique, nébuleuse, et uniforme qui englobent l’univers tout entier dans une explosion initiale d’énergie… Pour que tout cela soit possible, il eut d’abord l’émotion…


En barbarie, il n’existe qu’une valeur sûre, soit la négation de l’émotion…


Pierre Lalanne

3 commentaires:

  1. Un texte qui m'a donné des frissons, relevé ce truc au fond de mon âme, un petit truc tout neuf et qui vieillit pas... Je l'imprime.

    Malheureusement, ce texte ne sera pas lu, et même s'il est lu, les personnes sont devenues de la viande atrophiée !... Misère !

    Vous postez peu, mais chaque intervention ouvre des profondeurs inoubliables...

    Et en effet, tous avec leur métaphysique par les grandes idées, les petits jésus, petits momo, petits croissant vert, bref avec leur bible, ou leur libéralisme libertaire consummériste universaliste, on en revient toujours à cet humain délavé, ratatiné...

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  2. Merci de votre commentaire... il est bien apprécié.

    Il est vrai que je ne suis pas très rapide du clavier... mais je tente surtout de persister.

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  3. Je vous en prie...

    Concernant la rapidité du clavier, de toutes manières, me concernant, je préfère la qualité à la quantité.

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