vendredi 19 mars 2010

Du côté de chez la mère Henrouille





Affirmer que «Voyage au bout de la nuit» est un livre d’un pessimisme achevé est, certes, une évidence galvaudée depuis la sortie du roman en 1932. Il s’agit d’une certitude qu'à peu près personne ne ressent le besoin de contester. La question a été retournée dans tous les sens et, Céline lui-même, fut rapidement catégorisé de la même manière.


Pourtant, le livre, comme l’ensemble de l’œuvre, est bien davantage qu’un « roman pessimiste » et constitue plutôt une somme, une globalité, une recherche mystique où l’interprétation du monde représente un voyage en soi. Lire «Voyage», c’est s’embarquer sur l’Amiral-Bragueton en se laissant emporter par une mer inconnue. Les courants et les vents sont innombrables, le lecteur prend la liberté de choisir le chemin qui lui convient et pénètre dans ce gigantesque labyrinthe pour un jeu de rôle aux multiples probabilités.



«Notre vie est un voyage



Dans l’Hiver et dans la Nuit,

Nous cherchons notre passage

Dans le ciel où rien ne luit»


Chanson des gardes suisses 1793


Dès le prélude, ces vers laissent sous-entendent que la vie est un long et pénible périple, d’un désert à l’autre. Ils laissent également croire que chacun se retrouve, tôt ou tard, sur la même voie afin d’affronter sa Nuit éternelle où rien ne luit. Chacun recherche un passage secret dissimulé quelque part, loin devant, dans l’obscurité et le froid, une longue marche qui jamais ne semble vouloir s’achever. Pourtant, nous devons tous nous y engager, même au risque de ne jamais revenir.


Par contre, cette Nuit, si profonde et éternelle, soit telle, n’implique pas nécessairement la cécité du voyageur. Il conserve la faculté de s’interroger, de penser par lui-même et d’espérer qu’il n’en sera peut-être pas toujours ainsi; qu’à force d’avancer dans la Nuit, le voyageur franchira des terres inconnues verra des choses extraordinaires, insoupçonnées qui l’aideront à saisir le sens caché de son parcours. Qui sait? Peut-être, il entendra des révélations, devinera les raisons et pourquoi pas, au hasard des ombres, entreverra cette petite lueur tout au loin, juste pour le faire frémir un peu.


«Voyage au bout de la nuit» est avant tout le livre d’une quête; une passion comparable à la recherche du Graal où, pour dénicher l’arbre de la connaissance, l’antihéros Bardamu s’enfonce profondément dans les dédales obscurs de l’âme humaine. Il entreprend une expérience initiatique fondamentale, celle de la recherche de son identité en opposition au monde qu’il ne comprend pas.


Malgré les apparences, il conserve tout au long de son voyage, l’espoir d’apercevoir une indication, qui lui indiquera le passage par lequel il pourra entrer dans un nouveau monde, une nouvelle vie, celle de la Vérité et, par le fait même, de la découverte d’un autre soi. Dès le début, assis à la terrasse du café, Bardamu se sait esclave d’un univers sans pitié et il tente d’y échapper par le seul moyen à sa disposition : la fuite, même si cette fuite le conduit à ce que les hommes font le mieux, la guerre.


C’est aussi l’histoire d’une innocence perdue, la naïveté d’un homme trop sensible aux visées métaphysiques de sa recherche intérieure, mais, qui se retrouve brutalement violé et systématiquement abusé par l’existence qui l’accueille à coups de canon. À vingt ans, Bardamu conserve toujours l’innocence propre aux errants des temps anciens. Tourmenté, Bardamu est une sorte de pèlerin sans Dieu, chassé de partout où il tente de s’arrêter; expulsé par sa propre incompréhension des hommes; il n’arrive pas à accepter la réalité implacable de cette machine incontrôlable.


Bardamu est bien au-dessus de la vulgarité des aspirations les plus humaines, il vise beaucoup plus haut en s’attachant démesurément à la vie dans une époque où la haine règne en maître. Comprenons que cela n’a rien à voir avec les conceptions du bien et du mal… le voyageur est convaincu de la frivolité du terme et que l’élasticité des principes moraux est aussi irréelle que celle de l’offre et de la demande en mode capitaliste.


Quête de l’impossible, Eldorado de l’esprit… l’antihéros du Voyage est un ascète perdu sur le chemin des vanités et de l’inutilité. Il est à la poursuite de ses souffrances pour mieux les soigner, mais aussi, secrètement, de guérir celles des hommes. Il refuse de s’adapter aux circonstances, de concéder, d’y voir une nécessaire fatalité. Il n’abdique que lorsqu’il se rend compte de l’impossibilité d’agir et d’y changer quelque chose.


Alors, il fuit et reprend sa route, son pèlerinage contre la folie des hommes et affronte ces terribles frivolités qu’on lui présente toujours comme un idéal à atteindre. Bardamu n’est pas dupe, il voit bien les débris d’une pauvre humanité agonisante, étouffée par l’accumulation des guerres. Résigné, il courbe l’échine, mais, en contrepartie, espère toujours que la lueur se trouve un peu plus loin.


S’expliquent ainsi la longueur de son Voyage, ses errances de pénitent dans un désert de douleurs et de laideurs. S’expliquent également ses pérégrinations sans fin, ses peurs, ses constats et ces épreuves qui l’accompagnent tout au long de son parcours initiatique… Ce besoin incessant de partir lorsqu’il comprend que les réponses sont ailleurs, plus loin, dans la Nuit où rien ne luit.


Partout, il vérifie ses appréhensions, analyse ses échecs, se conforte dans ses conclusions que le monde n’est que mensonges, destructions, décombres et misère. Pourtant, il s’acharne à poursuivre, à avancer, à découvrir une oasis où il pourra se reposer, même s’il se doute que, finalement, devant ne sera jamais mieux que derrière. Tout au long de son voyage, Bardamu est incapable de s’expliquer le terrible destin de l’homme, il ne peut que constater… forcément. Sinon, il se fixerait quelque part afin de prêcher la bonne nouvelle.


«Les riches n’ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas de mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. Ont fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. Pendant que leurs femmes sont belles, celles des pauvres sont vilaines, C’est un résultat qui vient des siècles, toilettes mises à part. Belles, mignonnes, bien nourries, bien lavées. Depuis qu’elle dure la vie n’est arrivée qu’à ça.


Quant au reste, on a beau se donner du mal, on glisse, on dérape, on retombe dans l’alcool qui conserve les vivants et les morts, on arrive à rien. C’est bien prouvé (…) Nous aurions pourtant dû comprendre ce qui se passait. Des vagues incessantes d’êtres inutiles viennent du fond des âges mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer des choses… Même pas bon à penser la mort qu’on est.» Voyage au bout de la nuit, collection blanche, Gallimard, p332


Pourtant, il a bien failli s’arrêter Bardamu, se fixer et surprendre enfin cette lueur dans la Nuit où rien ne luit. Pendant quelque temps, il croit la frôler, la lueur, lors de sa rencontre avec Molly. D’ailleurs, plusieurs y ont vu une sorte de révélation, un baume amoureux, la découverte d’un lieu de bonheur et d’espoir… C’est une illusion, un mirage, il ne s’agit non pas d’un miracle, mais d’un piège, un mirage où il risque de s’enliser, la Vérité n’est pas là. Bardamu se retrouve devant l’«amour à la portée des caniches»… ce qui ne l’empêche pas d’hésiter, de tergiverser et de se laisser tenter, car elle est belle la Molly.


En fait, Molly est une sorte de tentation déposée sur son chemin par un esprit pervers, elle se trouve, quelque part, à une autre extrémité de la guerre. Molly représente l’engourdissement de la mort. La disparition dans un autre type de tranchée, la douceur de l’édredon. Bardamu anticipe l’enfoncement lent et progressif dans des sables mouvants d’où on ne remonte jamais. Gaillard, entretenu et peinard, mais figé au beau milieu de sa Nuit avec la débilité à plus ou moins longue échéance. Il lui faudra alors abandonner sa quête et tout espoir d’apercevoir le bout de sa Nuit.


Le voyageur n’a donc pas le choix, il doit s’échapper, fuir la femme, comme il a fui la guerre et les colonies, mais elle est douce la Molly. Elle n’est pas sirène, elle le comprend un peu son homme et le laisse à ses chimères :


««Je vous assure que je vous aime bien Molly, et je vous aimerai toujours… Comme je peux… à ma façon».Ma façon, c’était pas beaucoup. Elle était bien en chair pourtant Molly, bien tentante. Mais j’avais ce sale penchant aussi pour les fantômes. Peut-être pas tout à fait par ma faute. La vie vous force à rester beaucoup trop souvent avec les fantômes.


«Vous êtes bien affectueux, Ferdinand, me rassura-t-elle, ne pleurez pas à mon sujet… Vous êtes comme malade de votre désir d’en savoir toujours davantage… Voilà tout… Enfin, ça doit être votre chemin à vous… Par là, tout seul… C’est le voyageur solitaire qui va le plus loin… Vous allez partir bientôt alors?» P. 235


Elle est bien gentille Molly, mais cela n’a rien à voir avec l’obsession qui hante le pauvre Bardamu. Ce dernier a aussi compris que l’Amérique ne lui apportera rien et décide de revenir en France, de terminer ses études et devenir médecin des pauvres; la résurgence d’un rêve d’enfance lui faisant croire que soulager la souffrance pourrait lui apporter une fierté, une certaine tranquillité d’esprit… En fait, certainement sa plus grande désillusion, bien pire que son refus de l’amour américain.


Il croyait que soigner lui apporterait la paix intérieure, une réconciliation avec le monde et sa société, que la lueur qu’il guette, se cache peut-être dans la reconnaissance des malades envers sa vocation. Amère déception, il ne ressent que de la méfiance, de la peur et de la mesquinerie. Il pensait pouvoir comprendre ses propres souffrances et ne constate qu’une effrayante indifférence des uns envers les autres; des biens portants envers les malades, ceux qui vont mourir avant d’avoir vécu.


Devenu un véritable errant de la banlieue, il se conforme au destin de tous ces gens qui n’existent que parce qu’il le faut bien. Il suit le courant et y voit un message envers les vivants, qui ignorent la douleur des autres de peur d’y deviner leur propre souffrance… Bébert, la belle avortée, disparaissent dans une indifférence déconcertante, rien pour donner au nouveau docteur un sens à son serment d’Hippocrate.


C’est d’ailleurs la mort, celle de Bébert, qui met Bardamu sur le chemin des Henrouilles. Famille petite-bourgeoise, pilier de la République, ils représentent un monde obscur et acharné; couple de nouveaux retraités qui arrivent difficilement en fin de parcours, uniquement par acharnement et par habitude du sacrifice et de la petitesse. Ils sont jaloux de leurs petits privilèges obtenus par rapacité. Après 50 ans de traites sur leur pavillon, enfin payé, ils vivent avec la terreur de tout perdre du jour au lendemain; une crise, une guerre, une révolution, qui sait?


Tout arrive et en bien pire encore de ce que l’on imagine.


Ils vivent en permanence avec l’angoisse au ventre, la peur sourde et poisseuse d’un malheur éminent. Non pas l’épouvante du soldat devant l’horreur de la guerre où les cauchemars du colonial, isolé dans sa case africaine et noyé dans une humidité tropicale, peuplée de bêtes et de maladies sournoises… C’est bien plus noir, plus pernicieux, plus horrible. Il s’agit de toute une vie perdue à accumuler sou sur sou, économiser, gratter pour payer ce pavillon qui pourrit lentement sur ses fondations… se délabre ainsi le lieu qui, plus tard, devait leur assurer une maigre retraite en attendant leur véritable mort, mais ils sont déjà morts depuis si longtemps, qu’ils continuent à économiser et à pourrir tout doucement:


«Leur pavillon venait de finir d’être payé. Ça leur représentait cinquante bonnes années d’économies. Dès qu’on entrait chez eux et qu’on les voyait on se demandait ce qu’ils avaient tous les deux, Eh bien, ce qu’ils avaient les Henrouilles de pas naturel, c’est de ne jamais avoir dépensé pendant cinquante ans un seul sou à eux deux sans l’avoir regretté(…) Les Henrouilles eux, n’en revenaient pas d’avoir passé à travers la vie rien que pour avoir une maison et comme des gens qu’on vient de désemmurer ça les étonnaient. Ils doivent faire une drôle de tête les gens quand on les extirpes des oubliettes» p.247-248


Cependant, la réalité des Henrouilles en dissimule une autre beaucoup plus fantastique, plus surprenante et mystérieuse. En effet, un être étrange, presque surnaturel, hors du commun et hors du temps, vit depuis vingt ans dans une remise au fond du jardin. À l’intérieur, comme dans un temple païen, y brûle en continu une pauvre lumière; lampe à l’huile qui fait osciller une lueur dans le lointain.


La mère Henrouille y vit cloîtrée, maigre, longue et desséchée, mais, étrangement, il semble que la vie palpite dans son ventre et que la mort n’ose pas la tourmenter et pénétrer sa demeure. Elle se contente d’œuvrer du côté du pavillon et ailleurs, partout dans la ville, mais pas du côté de la mère. Le docteur est étrangement fasciné par cette lumière qui illumine l’antre de la vieille… des quantités d’huile gaspillées, se plaint la belle-fille à Bardamu pour le convaincre du gaspillage.


Plus que se méfier du monde extérieur, la vieille le refuse totalement, comme pour se protéger d’une maladie contagieuse. Jamais elle ne quitte son temple et éteint sa lampe, comme de peur d’être découverte, surprise par quelque chose d’effrayant qu’elle ne pourrait contrôler parce que dehors d’elle. Tandis qu’en dedans, rien ne l’effraie. Elle est très vieille, la mère Henrouilles, probablement beaucoup plus qu’on peut le croire, elle traverse les époques, un témoin des âges révolus. Par contre, sa bru voudrait bien s’en débarrasser, la faire interner chez les sœurs ou chez les fous, c’est pareil. Ce n’est pas normal de vivre ainsi, ne cesse de répéter la belle-fille, elle flatte le bon docteur, promet des sous pour le convaincre d’être complice… signer le certificat… se débarrasser de la vieille, tout ça pour crever un peu plus riche.


Lorsque Bardamu est en mesure de l’examiner, il est surpris par sa vitalité. Il devine qu’il se tient devant un être exceptionnel, doté d’un esprit et d’un instinct supérieur qui irradie d’une énergie lumineuse. Irréelle, elle surgit dans la Nuit de Bardamu où rien ne luit. La mère Henrouille ressemble à la gardienne de la mémoire, enfermée dans un vieux temple ou, plutôt, à une très vieille prêtresse, qui protège un secret, détient une clé dans sa main décharnée… peut-être même, connait-elle la formule magique qui ouvre le fameux passage des gardes suisses? Tout est possible.


Malgré son allure d’enterrée vivante, la mère conserve un grand pouvoir de séduction, elle est magnifique dans sa démesure, illuminé dans son regard et dès qu’elle ouvre la bouche, la magie opère. Bardamu est ensorcelé par la puissance de sa parole et, même s’il ne peut vraiment réaliser l’importance de cette rencontre, il reste interdit devant la fougue du personnage, comme devant une sorcière se rendant au Sabbat en récitant des incantations.


La mère Henrouille est dotée d’un souffle étonnant, des yeux qui brillent de l’intérieur en provenance d’un passé très lointain et insoupçonné. Des yeux rieurs, des yeux allumés, amusés par sa propre vitalité et la faiblesse des autres. Dans son réduit, elle connait l’accès pour descendre au royaume des morts et en revenir à sa guise. Elle resplendit et reste étonnamment vivante dans sa méfiance et sa rébellion envers le monde du dehors qu’elle refuse par lucidité et aussi par sagesse; de tout son être suinte la Vérité.


Elle détient le sens du Verbe et le protège contre ceux qui cherchent à le détruire. D’ailleurs, lorsqu’elle décidera de sortir de sa remise pour aller s’installer dans son caveau à momie de Toulouse, elle ne survivra pas longtemps à la trahison des hommes :


« ….Son regard dansait bien guilleret quand même au-dessus de ses joues tapées et bise, un regard qui vous prenait l’attention et vous faisait oublier le reste, à cause du plaisir léger qu’il vous donnait malgré soi et qu’on cherchait à retenir après en soi d’instinct, la jeunesse.


Ce regard allègre animait tout alentour, dans l’ombre, d’une joie jeunette, d’un entrain minime mais pur comme nous n’en avons plus à notre disposition, sa voix cassée quand elle vociférait reprenait guillerette les mots quand elle voulait bien parler comme tout le monde et vous les faisait sautiller, phrases et sentences, caracoler et tout, et rebondir vivantes tout drôlement comme les gens pouvaient le faire avec leur voix et les choses autour d’eux au temps encore où ne pas savoir se débrouiller à raconter et chanter tour à tour, bien habilement, passait pour niais, honteux et maladif.


Elle était gai, la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n’avait point marqué son âme. C’est contre le dehors au contraire qu’elle était contractée, comme si le froid tout l’horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d’une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toute.


Et moi, qui courrais tant après la mienne et tout autour du monde encore. » P. 254-255


Ce que Bardamu est incapable de comprendre, c’est qu’il se trouve devant une fée qui possède le secret de l’éternelle jeunesse. Bien plus, elle est probablement la mère des fées, contre la mort, elle sait faire danser les mots, jouer les rimes, chanter et danser…


Tout en elle, ses yeux, sa voix, son corps est une musique, un ballet continu. Elle est une danseuse qui ensorcelle ceux qui cherchent leur jeunesse dans la Nuit. Elle est folle, la mère Henrouille; marginale parce que magicienne; parce que sorcière qui retient la mort. Elle est détentrice de la mémoire des temps anciens, la mémoire des fées et des sorcières que les hommes chassent sans répit pour assouvir leur pouvoir. Les fées se transmettent la tradition de mère en fille afin de préserver l’émotion du Verbe que les humains abandonnent aux profits de leurs instincts de domination. La mère Henrouille est une émotion pure.


Un chaman, un intermédiaire entre les vivants et les morts, elle est en mesure d’apprivoiser les forces obscures, les provoquer, se moquer et elle le prouve mille fois avec ses momies qu’elle présente aux touristes en rigolant, voulant en démystifier le malaise qu’elles provoquent. Elle leur ressemble à ces momies, la mère Henrouille, les aime comme s’il s’agissait de ses véritables enfants, elle voudrait leur transmettre sa jeunesse, leur insuffler la vie qui les a quittés parce que c’est ainsi. Une véritable sorcière et cela, Bardamu l’a peut-être entrevu:



«Elle valait pourtant la peine d’être vue entendue la mère Henrouille au milieu de ses cadavres. Elle vous les regardait en plein visage, elle qui n’avait pas peur de la mort et si ridée pourtant, si ratatinée déjà, elle-même, qu’elle était comme l’une des leurs avec sa lanterne à venir bavarder en plein dans leur espèce de figure.» P. 393


La mère Henrouille est la représentation de la grande prêtresse, celle de la déesse mère d’où émanent le Verbe et l’émotion. Elle traverse le temps, conserve la mémoire des choses passées où les déesses côtoyaient le quotidien des hommes où ils s’amusaient avec la mort, car, leur temps écoulé, les hommes retournaient naturellement à la terre, notre mère à tous.


Une fée, la mère Henrouille, d’ailleurs, quelle preuve avons-nous qu’elle est morte, assassinée par Robinson? Nous n’en savons rien, Bardamu a préféré prendre le premier train pour Paris, plutôt que d’aller constater le décès… Il a eu peur! Mais peur de quoi? D’être accusé de complicité ou de comprendre la véritable nature de la mère? Une fée! Tout simplement…


Dans une lettre à Milton Hindus, Céline écrit, plus de 15 ans après l’écriture de « Voyage au bout de la nuit » :


«Elles sont rares les femmes qui ne sont pas essentiellement vaches ou boniches – alors elles sont sorcières et fées.»


La mort de Robinson permet à Bardamu de rompre les amarres en brisant son dernier lien avec la réalité du monde. Il voit ainsi s’achever la première partie de son Voyage, il a entrevu un monde qu’il n’a pu identifier, celui des fées, mais fut incapable d’y pénétrer pour aller voir.


Il jette à la Seine, les souvenirs de ses premiers pas dans la Nuit où rien ne luit… «Et qu’on en parle plus»…


Avec le mouvement de l’eau, Bardamu ne pourra rester longtemps insensible à l’appel du Voyage et l’on devine qu’il repartira encore et encore, qu’il descendra le fleuve jusqu’à cette mer où, en remontant vers le Nord, se trouve certainement une île, une nouvelle terre, quelque chose, un phare, une lueur…


Pierre Lalanne



1 commentaire:

  1. petite coquille à la troisième/quatrième ligne : il s’agit d’une certitude QU'à peu près personne ne ressent le besoin de contester.

    (contester quelque chose)

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