lundi 1 mars 2010

Devenir célinien


C’est déjà délicat d’avouer son admiration et sa préférence pour un tel homme, placé en annexe du panthéon des «grands écrivains». Il est préférable de prononcer son nom du bout des lèvres, tout en s’excusant de cette mauvaise initiative à vouloir sortir des habitudes littéraires. Oser le défendre et propager qu’il est le plus grand de tous et, dans la minute, la pureté de nos intentions et de nos bonnes mœurs est sérieusement examinée, sans parler d’orientations politiques assurément suspectes. Pire encore, c’est entériner avec Céline, ce profond dégoût de l’homme.


Le dire en s’excusant peut toujours aller, mais il est préférable d’en faire un peu plus, d’assurer ses arrières en dénonçant l’inexcusable, se justifier en plongeant dans des labyrinthes de distinctions et de déculpabilisations; passage obligé au jugement des sages, maîtres du jeu. Il faut comprendre qu’on n’entre pas chez Céline, comme dans un café, faut mettre des gants, prendre garde où l’on met les pieds, désinfecter les alentours et toujours se garder des pièges, prudence et modération dans ses appréciations, la réputation de la confrérie en dépend.


Faut bien avouer que ce n’est pas facile de devenir célinien, comment dire oui d’un côté puis non de l’autre? C’est changer l’eau en vin, alors certains proposent des alternatives, l’existence de deux Céline bien distincts par exemple, celui des romans, le génie, l’inventeur dont on peut souligner l’apport et l’autre Céline, l’ordure, celui qu’il faut condamner et ne jamais aborder sans, au préalable, lancer une série d’anathèmes, sur le danger qui croît avec l’usage.


Nous sommes devant le bon docteur Destouches et l’affreux «mister» Céline», ayant écrit des choses si horribles, qu’on se demande bien comment cela est possible; comment peut-on consciemment plonger dans cette soupe épaisse et trop gouteuse. Alors, ils s’acharnent tous à coincer la bête dans un coin pour mieux la cerner, plutôt que de la laisser s’envoler, la suivre, la regarder s’épanouir et voir jusqu’où elle va nous mener.


Pour faire carrière, on doit se coller aux dogmes de son époque, plutôt que perdre temps et énergie à tout remettre en perspective avec l’assurance d’y perdre sa crédibilité et son avenir. Peut-on vraiment se risquer à voir Céline autrement qu’à travers la lorgnette de l’histoire des 60 dernières années? C’est impensable et une telle tentative peut mener loin dans les remises en question, un peu comme disséquer un cadavre ayant passé six mois entre deux eaux et se rendre compte que la pourriture ne provient pas du mort, mais de ce qui l’a provoquée, les causes que Céline a côtoyé, décrit et, malheureusement pour lui, compris.


Cette façon d’aborder le cas Céline par la dualité peut constituer un exercice intéressant et rassurant, mais cela ne passe pas le stade d’une analyse sérieuse. Ces littérateurs, promoteurs de la dualité célinienne, se retrouvent rapidement devant une frontière infranchissable, ils s’enlisent dans une sorte de «no man’s land» et demeurent empêtrés dans leurs propres contradictions.


Décidément, le monstre est trop effrayant pour les sensibles, l’accepter dans son entité est impossible, car, trop s’y frotter, c’est s’y brûler! C’est courir le risque de l’englober tel qu’il est… non pas deux ou trois Céline, selon le passage des saisons historiques, mais comme un tout.


On peut tout de même devenir célinien autrement, en restant tout à fait fréquentable, la tête absolument droite et en affrontant les contradicteurs. Devenir célinien en se laissant simplement porter par la richesse de son écriture, par sa musique enchanteresse qui se module au gré des livres. Toutefois, il faut bien l’admettre, elle contamine aussi, la petite musique célinienne. Cela se produit généralement dès la première lecture, « Voyage au bout de la nuit » ou « Mort à Crédit ». Les autres livres, par on ne sait quelles imprécations littéraires, ne sont guères considérés, il faut déjà avoir la piqure pour oser s’y colmater.


Car, le piège est bien là, le gouffre dont il vaut mieux ne pas trop tourner autour, sinon c’est la chute dont on ne peut prévoir la fin, un tourbillon qui emporte, une dose d’héroïne qui engloutit, se colle, enveloppe, désarticule et rend le pauvre lecteur, quasiment dépendant dès la première phrase : « ça a commencé comme ça ».


Puis, cela s’accélère, dégénère, microbe, virus, une sorte de contagion, une boulimie, une soif incessante de nouvelles sensations, doses mortelles de mots et d’images, qui s’imprègnent dans le subconscient et tout cela explose en se projetant dans notre esprit et provoque encore mille autres images d’un réalisme insoutenable en ramenant toujours à la même constatation; la même interrogation… Comment est-ce possible d’écrire ainsi?


Avec ce souffle qui nous pousse toujours plus loin, qui nous essouffle à force de chercher à le rattraper et… oh! Horreur! À réfléchir à autre chose que son propre nombril! Comment des mots, en apparence banals, des mots retournés, échevelés, écartelés et trempés dans une mixture de sorcière, peuvent rendre des émotions aussi vives; aussi denses? Le mystère de la musique…


Un mot recomposé, une allusion et voilà que cela se poursuit autrement, le flot se libère d’un seul coup, nous emporte aux confins du monde réel et entrouvre une sorte d’univers parallèle où le temps se métamorphose, s’étire, devient fluide et engloutit les plus belles certitudes, les plus rassurantes. Tous ces espoirs, vœux creux de démocrates et pieux de curés éternels se disloquent, Céline n’épargne personne. Il crache son mépris sur les valeurs d’enfants de chœur et démontre le mensonge dans lequel le monde se complait, la frime, le bourre mou; nous sommes de la viande infestée de vers, déjà en train de pourrir.


Il existe mille manières de devenir célinien, mais le fil conducteur est la révélation par l’écriture. Il ne s’agit pas de grandes envolées, mais des expressions et des phrases qui s’imposent et marquent profondément la chair :


- «Oh! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand! Vous êtes répugnant comme un rat…


- Oui, tout à fait lâche Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle (…)


- Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur patrie est en danger…


- Alors vivent les fous et les lâches! Ou plutôt survivent les fous et les lâches! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ses soldats tué pendant la guerre de Cent Ans? Avez-vous jamais cherché à en connaîtra un seul de ces noms? (…) Vous voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola! Pour absolument rien du tout ces crétins! Je vous l’affirme! La preuve est faite! Il n’y a que la vie qui compte. (…)


Décidément, il lui était impossible d’admettre qu’un condamné à mort n’ait pas en même temps reçu la vocation. Quand je lui demandai des nouvelles de nos crêpes, elle me répondit pas non plus.» Voyage au bout de la nuit, p. 65-66 NRF collection blanche


Devenir célinien, c’est d’abord admettre que le plus grand des mensonges est la guerre et qu’il importe, par tous les moyens, de la refuser… ne pas la déplorer, ne pas s’y résigner, ne pas pleurnicher dessus, mais la refuser avec toute l’énergie possible… Là se tient le fil conducteur de l’œuvre célinienne, sa mission et son message; celui qui jette par terre par un direct à la mâchoire… C’est Céline le poète! Céline l’insoumis! Céline défenseur de la vie et de la dignité.


Pour vaincre la guerre, Bardamu fait l’apologie de la lâcheté… lâcheté visqueuse et troublante qu’il transforme en une sorte de courage mythologique… cette conversation avec Lola, déesse des armées où il avoue et assume la pire des tares dont peut être affublé un être humain : la lâcheté. Tout plutôt que retourner au casse-pipe, la prison, la désertion, la folie, car il sait ce qui l’attend : la mort et, de l’après, tout le monde s’en fout. Il n’y a que la mort, c’est l’unique certitude, celle qui lui permet de s’attacher et de donner un sens à cette folie, sa lâcheté se transforme et devient un acte de courage fabuleux; un acte de rébellion qui désarme Lola, la déesse de l’uniforme. Bardamu se comporte en véritable héros, il affronte les préjugés, la haine du troupeau, car, pour lui il y a quelque chose au-dessus des bassesses : la vie!


Les puristes peuvent reprocher bien des choses à Céline, mais certes pas l’hypocrisie, il possède une sensibilité qui vaut celle des plus grands moralistes, philosophes, intellectuels ou hommes de Dieu. Devenir célinien n’a rien de rationnel, de politique ou d’idéologique; devenir célinien, vient du cœur, de l’émotion, de la vie et de l’acte d’être au monde. Il n’y a aucune place pour la raison du plus fort dans l’esprit de Céline, c’est au petit et au faible qu’il pense lorsqu’il écrit et lorsqu’il soigne.


Il ne s’adresse pas au possédant qui s’en fout et sait que de toute manière, quelle que soit la guerre, il finira toujours du bon côté des choses. Il lui dit, au petit, à celui qui souffre, de se méfier des chimères, mais que la folie des puissants est aussi dans l’esprit du faible, qui n’aspire qu’à prendre la place. C’est l’ensemble des hommes qui sont responsables du mensonge que porte en lui l’humain, tache qui ne peut être effacée par aucune religion.


Devenir célinien c’est accepter le réel tout en pactisant avec l’imaginaire; c’est réaliser que le monde est bien pire que sa pauvre misère et la seule délivrance possible demeure la mort. Il n’y a pas d’espoir, Céline n’oppose pas la vérité au mensonge, il ne fait qu’inverser les concepts. Il montre que le bien pour lequel on se flatte constitue en fait le mal qui est l’expression de la nature humaine. Que la guerre, qui s’organise toujours par une justification ou par une autre est, en fait, l’expression véritable de l’essence de l’homme. Pour Céline, la seule façon de lutter contre la mort, se trouve dans la transposition du réel en imaginaire.


Et si, être célinien, consiste justement en la glorification de la lâcheté face à un autre type de courage dont les autres voudraient nous affubler. Où se situe le véritable courage, dans celui qui obéit aux grandes valeurs de la République et bouffe du boche, du Viet, du popov ou du turban, jusqu’à plus faim? Ou bien celui qui choisit tout simplement la vie et peu importe du côté où il se trouve bon ou méchant? Cette question est essentielle dans l’œuvre de Céline et n’a jamais été véritablement explorée, car les considérations politiques prennent toujours le dessus sur les agissements de l’objecteur de conscience. Le pacifiste est bien plus menaçant que n’importe quel terroriste s’amusant à virevolter entre deux tours.


La vision ultime de Céline fut toujours exactement la même, elle commence avec les premières pages de «Voyage» et se termine avec les dernières de «Rigodon», en passant par «Bagatelles» et «Fééries» : arrêter et empêcher la guerre :


«Combien de temps faudrait-il qu’il dure leur délire, pour qu’ils s’arrêtent épuisés, enfin ces monstres? Combien de temps un accès comme celui-ci peut-il bien durer? Des mois? Des années? Combien? Peut-être jusqu’à la mort de tout le monde, de tous les fous? Jusqu’au dernier? Et puisque les évènements prenaient ce tour désespéré je me décidais à risquer le tout pour le tout, à tenter la dernière démarche, la suprême, essayer, moi tout seul, d’arrêter la guerre! Au moins dans ce coin où j’étais.»Voyage au bout de la nuit P.15. NRF collection blanche


Quant aux pamphlets, ils s’incèrent dans une même continuité; Céline y dénonce ce qu’il nomme, ne pouvant le définir autrement, «l’esprit juif» qui englobe à la fois le communisme et le capitalisme, cette symbolique occidentale des maîtres de l’argent qui détermine le fonctionnement du monde. Le financier! Voilà l’ennemi de Céline, c’est l’esprit même du fric tout puissant qui réduit l’homme à ce qu’il est, une larve immonde et que pleuvent les incantations célinienes . Le financier est le maître de la guerre, le maître des machines et le maître du spectacle. Il mène la danse… toutes les danses.


Aujourd’hui, pour cause de génocide, la symbolique du financier est uniformisée autrement, mondialisée, ni ethnies, ni races, de simples bandits anonymes et cravatés, des gens comme vous et moi; la symbolique s’adapte, mais le résultat reste le même. Malheureusement, il n’y a ni complot à dénoncer, ni conjuration à abattre, il ne s’agit que du fonctionnement normal d’un système efficace… le Dieu tout puissant du monothéisme a pris les traits de l’internationalisme des lois immuables du marché, dont les financiers en sont les grands prêtres régulateurs. Quant au peuple, il observe les cotes et prie pour que passe la crise et que la nuée de sauterelles, une fois rassasiée, laissera pour eux quelques miettes.


«Je suis peut-être un des rares êtres au monde qui devraient être libres, presque tous les autres ont mérité la prison par leur servilité prétentieuse, leur bestialité ignoble, leur jactance maudite» Cahiers de prisons, dans L’année Céline 2008, éditions du Lérot p. 18


Devenir célinien, c’est enfin s’affirmer en tant qu’homme : aucun parti! Aucun vote! Ni curé! Ni rien! Une tare, en quelque sorte, une déformation intellectuelle, une vision artistique et littéraire, un mépris parfait envers l’humanité progressive, libérale et bien pensante et, pourquoi pas, une préférence pour une certaine nostalgie…


Il faut bien s’appuyer sur quelque chose, puisque l’avenir n’appartient qu’aux autres.


Pierre Lalanne


7 commentaires:

  1. non, rien... Condamné au silence de cave à vin, dégustation fine et en sous-terrain, avec quelques amis... Ssshhhut, pas trop fort...

    Pour ceux d'en haut, la masse et tout, c'est imbuvable, il est imbuvable !... Ils préfèrent la vinasse, celle qui les prépare aux guerres de même couleur !...

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  2. Bonjour
    Merci de m'avoir comuniqué le lien de ce site, le vôtre.
    Je vais lire Céline et je reviendrai vous voir.
    Cordialement.

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  3. Bonjour Pierre merci de votre visite, c'est un grand écrivain malgré tout. Votre blog est superbe.
    Amitié
    Paul

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  4. Très bel article.

    Merci.

    Je garderai cependant une réserve quant au terme "célinien", et plus particulièrement "devenir célinien". Bien que je sois en accord avec vos idées, et que je trouve cela fort bien résumé, cela me dérange... Comme si il y'avait un petit manuel à suivre, un code à respecter pour être un vrai admirateur de Céline. Cela va justement à l'encontre de la pensée de Céline.
    Je crois qu'il faut être avant tout un lecteur libre pour aimer Céline, et que c'est s'égarer que de vouloir créer une espèce de confrérie de "céliniens". Il y a pour moi là derrière une pensée anti-célinienne de l'ordre de la formation, du dogme, qui est difficilement buvable pour un vrai lecteur de Céline.
    Qu'il faille rentrer dans un petit groupe de proutes-proutes pros-Céline à lunettes, en buvant du thé le samedi après-midi, pour être un bon lecteur de Céline, le tout en s'octroyant un petit statut, c'est dérangeant. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas se rassembler pour en parler, mais que les portes restent toujours ouvertes à Tous les admirateurs de Céline, quel qu'ils soient, de droite, de gauche ou de nulle part, qu'ils n'aient lu que Voyage ou jusqu'à toute la pléiade.. Peu importe.

    Par contre je suis tout à fait d'accord avec ce que vous dites quant à la dualité de l'auteur. S'y perdre, c'est passer à côté de l'essence célinienne.

    Cordialement,

    Damien.

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  5. Merci de votre commentaire,
    Je suis tout à fait d’accord avec vous. J’exprimais ici… «mon devenir Céline» celui qui m’a solidement accroché, mais, comme vous dites, Céline est multiple et s’il détestait quelque chose, c’est bien l’enferment dans une idéologie ou une autre.
    Écrivez-moi votre «Devenir» célinien et je le placerai à la suite du mien… Et puis il y en aura peut-être d’autres, autant qu’il y a de lecteurs de Céline

    Sincèrement

    Pierre L

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  6. « ça a commencé comme ça »... Attention! Achtung! C'est : « ça a débuté comme ça ». Petite erreur de votre part.
    Article intéressant.

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