jeudi 10 juin 2010

Louis-Ferdinand Céline et le matérialisme

L’œuvre, une continuité dans l’espace et le temps, elle traverse le siècle en transgressant toutes les règles établies. Elle sème confusion et polémique autant sur le plan littéraire, social et politique. Elle parvient, avec une facilité déconcertante à ébranler les certitudes les plus tenaces. Céline porte les « péchés » du monde sur son dos, mais n’entend pas mourir pour les effacer, surtout pas.


L’écriture célinienne est un miroir aux alouettes, un piège tendu dès les premières lignes de « Voyage »; l’écriture prend son envol, tend ses filets et jamais ne s’enlise dans les concessions. Bien au contraire, elle s’affine et se plie aux circonstances, aux exigences secrètes du processus de création. C’est même à se demander si, parfois, Céline contrôle réellement son écriture… où c’est l’inverse qui se produit; que Céline, à force de transe et de concentration, se transforme lui-même en papier, encre, stylo et les mots prennent vie à mesure qu’ils paraissent.


Alors, peu importe la direction qu’il prend, le chemin tortueux qu’il emprunte et la stupéfaction instantanée qu’il engendre; peu importe l’incompréhension et le rejet général dont il fait l’objet, Céline forme une entité indépendante, non pas solide et impénétrable, mais une conscience vaporeuse où l’on s’enfonce plutôt qu’on s’y heurte. Il ressemble à une nuée de fantômes, de succubes qui s’accrochent et, une fois entre leurs mains, ne lâchent plus leur proie.


Le lecteur, se retrouve devant un parcours insensé, semé d’écueil et d’embûches, d’épais brouillards dissimulent trappes et attrapes. Persuadé de s’attaquer à de belles petites histoires écrites sans façon et qu’on oublie aussitôt parcourus, comme des milliers d’autres qui s’allongent sur les tablettes des bibliothèques, le pauvre naïf est déstabilisé. Personne ne peut oublier les histoires et l’écriture de Céline.


Dès les premières lignes, la magie opère, l’écriture prend toute la place et créent des formes d’une subtilité intangible. Plus le lecteur progresse, plus il s’englue dans des fils laissés par une gigantesque araignée, il doit pourtant progresser, se libérer, sortir. Alors, il s’allège en abandonnant, les unes après les autres, la lourdeur de ses convictions qui seront dévorées par de drôles de petites bêtes, tapies au détour de chaque phrase.


Oui! L’écriture est monstrueuse, immatérielle, elle se forme et se déforme en fonction du gibier. Elle sait s’enrouler autour de la victime et la séduire, l’entraîner dans sa tanière, la mettre à nue et la ramener à son état primitif, une âme en détresse. L’écriture célinienne n’est ni de ce temps, ni de ce monde, elle ne fait que les traverser, en laissant aux plus intrépides, la possibilité de se laisser entrainer et prendre conscience qu’elle peut être aussi source de connaissance et de finesse. L’écriture célinienne redéfinit l’objet réel de notre identité : la langue.


Céline ne cesse de nous interpeller sur ces questions fondamentales, il nous provoque violemment dans notre confort d’arriviste, nous forcent à des remises en question incontournables concernant notre petite vie heureuse, anglicisée et télévisée, qui semble vouloir nous protéger des grandes calamités à venir… car elles viendront, les calamités, d’une manière et d’une autre, elles viendront. C’est non seulement écrit, c’est aussi dissimulé dans la nature même de l’humain.


Ah! Écoutons-le répéter du fond de son tombeau, les petites maisons, le mobilier, les automobiles, les vacances, ils savent bien vous tenir avec tout ça et tout ce que vous rêvez encore de vous offrir, ce n’est jamais terminé. Ils vous promettent tout ce que vous désirez et plus encore… vous les acceptez sans frémir, ces rêves d’argent et de plaisir. Tout ça pour mieux vous abrutir.


Céline vise juste et tire, il profite de la moindre inattention du lecteur pour désarçonner et le projeter dans la boue sans le moindre remord. Sa musique monte et descend selon la gravité de la scène du drame, elle ensorcelle même les plus aguerris, ceux à l’imaginaire fermé. Avec rythme et harmonie, il parvient à y faire danser les plus grands esprits et, son rire énorme, brouille jusqu’à la réalité même du danger. Tous mordent à l’hameçon et ils sont pris par le tempo du rythme et s’envolent dans le ciel, tourbillonnent, étourdis et perdus dans les dédales de la prose, un labyrinthe infini de farandoles et de cotillons.


Plusieurs pensent pouvoir décrocher à volonté, selon son vouloir, ses raisons, mais Céline mène le jeu et le déroulement de la cérémonie lui appartient… il dirige sa «barque des maudits» de main de maître, Satan n’a qu’à se serrer la queue entre les jambes et filer dans le vent s’il veut suivre. Les voies céliniennes sont toujours en trompe-l'œil, la barque navigue sur une mer des Sargasses. Puis, le ciel s’obscurcit, le brouillard surgit des fonds marins, la visibilité s’estompe et, soudain, monte le chant des sirènes; encore une fois, le lecteur est seul et perdu dans la « nuit où rien ne luit », entièrement à la merci du maître de cérémonie.


Le problème, c’est qu’on souhaiterait le découper en fines tranches et l’apprêter à une sauce à la mode. Malheureusement, Céline ne se découpe pas et c’est lui qui connaît la recette, choisit le menu, lie la sauce et indique l’ordre des services.


La réalité est ailleurs, pas en fonction de quelques leurres pour répondre aux désirs frileux du lecteur, mais toujours selon le sens et le rythme que Céline impose. Il rigole de le voir tenter de rebrousser chemin pour revenir sur ses pas, tenter une nouvelle approche, Céline donne parfois du leste, mais laisse à peine le temps de souffler et c’est reparti pour une autre transe, un autre délire et la musique recommence, le temps se dégage, le brouillard change de forme, mais, soudain, le vent reprend de la vigueur et la mer devient grosse, la barque est ballottée en tous sens et se remplie de passagers aux allures de trépassés et Céline devient Carron sur sa barque et le lecteur devient maudit comme les autres et tous se serrent de peur de sombrer avant de parvenir au royaume… Tant pis, lecteur, ne fallait pas embarquer, les risques font partie du voyage.


Se laisser emporter par la barque Célinienne, c’est oser quitter les voies habituelles et foncer dans l’étrangeté à la recherche des mondes perdus, comme ces explorateurs croyant parvenir au bout de la terre et tomber dans des gouffres insondables, dévorés par des monstres marins. C’est aussi ce désir de connaissance et de savoir afin d’aller plus loin et parvenir à un nouvel état. Le lecteur ne peu que lui faire confiance, car lui seul connait les courants et sait où conduire sa barque.


Comment fait-il?


Il sait prendre la phrase, la découper, la hachurer, la torturer au point de lui faire crier grâce; au point où elle ne ressemble plus vraiment à une phrase, à des mots ou au code des spécialistes. Elle renaît autrement, se recompose et continue à raconter des choses connues, banales et ordinaires, mais avec des tournures étonnantes; des mots, des expressions, des phrases comme jamais elles furent dites auparavant. Le plus stupéfiant, c’est que personne ne soit encore parvenu à vraiment saisir sa manière d’être, de l’égaler et encore moins de le surpasser.


Soit que la formule magique demeure indéchiffrable ou que la magie, finalement, n’est pas une simple petite invention technique, qui passe inaperçue. Comme un véritable sorcier, Céline a toujours su brouiller les pistes; illusionniste avant tout, avec lui la vérité devient mensonge et ce dernier, l’indice d’une vérité cachée. Céline est un état d’âme, une sensibilité extrémiste, qui dépassent nos conceptions matérielles des émotions et des sentiments propres à l’amour, à l’amitié ou même à la spiritualité.


Pourtant, après avoir goutée à sa musique, la magie célinienne opère instantanément, l’imaginaire agit et prend toute la place… imaginaire échappée des enfers, diront ceux pour qui l’écriture doit nécessairement être lié au matériel; c’est à dire qu’elle doit, certes, refléter une fiction, mais surtout s’inscrire dans la « beauté » réel du monde dans lequel nous fonctionnons; autrement dit, l’imaginaire ne peut jamais remettre en question la finalité dogmatique de la bonté humaine et de sa supériorité sur le reste l’univers.


L’imaginaire célinien choque en transgressant ces tabous, mais qu’importe, il importe d’outrepasser les idées reçues, inverser la relation de l’imaginaire avec le réel; non pas l’imaginaire au service du réel, mais l’inverse. Ce n’est pas du tout la même chose, il faut partir de l’obscurité, car la lumière est éphémère et, la nuit, maîtresse de la destinée. Nous venons tous de cette nuit et nous y retournerons tôt ou tard, forcément. L’entre-deux est un accident, une ivresse, répétait inlassablement Céline.


Ce qui nous ramène à la seule vérité célinienne possible, la plus simple, mais la plus effrayante, la plus difficile à accepter et à relativiser. Cette vérité constitue le fondement de notre imagination, mais nous ne pouvons l’admettre. D’ailleurs, aucune religion, aucun Dieu ne sont parvenus à contrer cette évidence de la mort et à contrôler entièrement l’imagination humaine. Voilà pourquoi les églises sont éphémères, car elles sont incapables de convaincre; incapable de masquer entièrement la vérité. La liberté est avant tout imaginaire et ne peut être matérielle; le matérialisme tue la liberté, donc l’imaginaire.


Là se trouve «le message caché» l’expression de la liberté célinienne; terrible liberté en fait, car elle ne peut se transcrire en droits, lois, articles ou règlements qui nous sécurisent tellement et justifient la complexité de notre destinée. La liberté célinienne se joue sans filet. La liberté célinienne n’a rien à voir avec le matérialisme effronté de nos sociétés; liberté de façade à qui l’épanouissement est synonyme de compte en banque. La liberté célinienne est imaginaire et démontre la futilité de notre existence, basée sur l’illusion du bonheur et du plaisir par l’abondance.


Le matérialisme est donc l’ennemi, il l’étouffe et réduit l’homme à l’accomplissement vulgaire de la reproduction et de l’enrichissement. Quoi qu’on en dise, Céline n’a pas de haine contre les individus. Alors, à quoi correspond cet «esprit juif» qu’il dénonce si vertement dans un état de délire proche de la folie? Il dénonce globalement l’abrutissement du matérialisme; que cette valeur, commune au capitalisme et au communisme, réduit l’homme à un état de machine au cycle programmé jusqu’à la fin des temps : production et consommation.


Pour lui, il y a nécessairement complot, mais un complot global pour la déshumanisation de l’homme et ce processus s’échelonne sur plusieurs siècles. Il détecte, particulièrement depuis les Lumières, un acharnement des régimes successifs à contrôler et surtout à réduire la liberté de l’imaginaire à concevoir le monde autrement de celui que les dominants imposent afin de diviser pour mieux régner. Dans ses interventions les plus frénétiques, il s’attaque rarement à des individus, mais à ce qu’ils représentent en tant que symboles et institutions :


L’imagination matérialiste nous condamne à l’infini dans la destruction, la philosophie matérialiste, la poésie matérialiste nous mènent au suicide par la matière, dans la matière. Tous ces acharnements prosaïques ne sont autant de trucs de la matière pour nous dissoudre, nous rattraper. Les hommes épris de matière sont maudits. Lorsque l’homme divinise la matière, il se tue.


Les masses déspiritualisées, dépoétisées (marteau-faucille et boyaux) sont maudites. Monstrueuses, cafouilleries, virulentes anarchies cellulaires, vouées dès le chromosome à toute la cancérisation précoce, leur destin ne peut être qu’une décomposition plus ou moins lente, plus ou moins grotesque, plus ou moins atroce. Les mystiques des Républiques ne proviennent d’aucune âme avouable, ce sont les produits honteux de têtes crapautiques, les jus de quelques épileptoïdes satrapes Kabalistiques, en complot de nous détruire. L’école des cadavres (p.113) Édition de la reconquête


Ainsi, peuvent s’expliquer l’incompréhension et la haine qu’il suscite. Comportements incompréhensibles, obsessions... accuser réfuter et insulter. Un temps, on le crut communiste et il «trahit» la grande cause. Puis, le voilà en chemise brune ou noire au service de la bête, mais non! Céline est intemporel, il n’est pas à la recherche d’un modèle, mais d’un état d’âme, il est une voix échappée d’un lointain passé qui tente de montrer la route.


À cet égard, il est effectivement très dangereux et c’est pour cette raison qu’il s’est retrouvé seul et incontrôlable.

Alors, les autres, ils ont préféré le maudire.


Pierre Lalanne

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