Dès la parution de «Voyage au bout de la nuit», la volonté de plusieurs critiques, chroniqueurs et autres journalistes à vouloir incorporer Céline dans un carcan politique, est assez spectaculaire. La plupart des grandes familles idéologiques se persuadent qu’elles viennent de mettre la main sur un nouveau porte-parole et de haut niveau, celui-là. D’autres y voient surtout la naissance d’un écrivain immense, Bernanos suggère l’influence divine, sa critique est, certes, l’une des plus belles et des plus sincères :
M. Céline scandalise. À ceci rien à dire, puisque Dieu l’a visiblement fait pour ça. Car il y a scandale et scandale. Le plus redoutable de tous, celui qui coûte encore plus de sang et de larmes à notre espèce, c’est de lui masquer sa misère (…) Pour nous la question n’est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle vraie. Elle l’est. (…) Seulement, n’importe quel vieux prêtre de
La gauche se montre également enthousiasme, mais, disons-le peut-être plus «intéressée» que M. Bernanos. La plupart des communistes, et non des moindres, Trotsky et Nizan, considèrent «Voyage» comme un livre incontournable, même si l’auteur n’a pas nécessairement compris que le désespoir de l’homme ne peut trouver sa voie que dans la révolution prolétarienne, mais cela est une question de temps, il y viendra bien : attendons les prochains livres, disent-ils.
Avant même que Louis-Ferdinand Destouches ne soit connu du public, Céline est déjà un homme d’influence. Il dénonce l’aliénation de l’homme avec un style nouveau et éblouissant, mais Céline préfère rester Destouches et se tenir en retrait. Un obscur médecin des pauvres, œuvrant dans une banlieue parisienne; médecin qui connait bien le peuple et ses malheurs séculaires d’où ce livre d’une puissance inimaginable où la souffrance occupe une place telle, qu’on cherche à la réduire et la limiter à une question purement sociale ou politique.
Très rapidement, Céline, sous les traits du bon docteur, devient la poire à presser, jusqu’à plus de jus, il représente la vedette idéale pour le déploiement du grand spectacle de la dignité humaine, compassion envers les démunis transformée en programme politique, qui demeure la marque de commerce des progressistes. Pour la gauche dans son ensemble, Céline détient tous les éléments nécessaires pour convaincre le populo, le talent, des origines modestes, ancien combattant, blessé et médaillé avec une profession qui côtoie la souffrance et la misère humaine. Dès lors, Céline est candidat de la gauche pour l’embrigadement général.
Car, bien sûr, l’avenir appartient à la révolution et, hors du Parti qui la vénère, point de salut; là se tient l’unique espoir du bonheur terrestre de cette humanité qui n’en finit plus s’épanouir. L’homme moderne ne tend plus à se rapprocher de Dieu, il est enfin parvenu à sa hauteur et le dépasse. En 1932, l’illusion du modèle offert par l’URSS et son paradis des travailleurs a encore de belles années. Staline émerge lentement en tant que guide de cette nouvelle civilisation basée sur la justice et la liberté. Bientôt, il sera le modèle à suivre et, jusqu’à sa mort, le sauveur de l’humanité tout entière.
Un Christ rouge qui préfère sacrifier que se laisser crucifier, il forme l’homme nouveau dans le sang de la révolution pour une soumission totale aux dogmes de la nouvelle religion; l’inquisition, menée par ses curés rouges et autres commissaires du peuple, laissera des montagnes de cadavres, goulags, famines, purges, exécutions, déplacements sauvages de peuples entiers…
Mais silence, il s’agit d’actions cent fois, mille fois plus dévastateur que les atrocités du Reich millénaire ou du capitalisme primaire. D’ailleurs, on attend toujours un décompte, des comparaisons, les résultats historiques de tout ce siècle, les records de tuerie et de massacres tranquilles, de savoir enfin, le véritable champion, les catégories, qui a plus de raffinement dans l’horreur.
Céline est, répétons-le, fortement sollicité, courtisé et même pressurisé, on insiste. On le presse. On le harcèle. Certains affirment même que «Voyage» deviendra le livre de chevet du «Petit père des peuples». C’est dire comment l’ensemble de la gauche politique fut incapable de se hisser au niveau du livre.
Il se défend, refuse d’être emporté par une vague de propagande et se laisse âprement désirer, donne peu d’entrevues, de photos et refuse de participer à des manifestations à caractère public ou politique. L’échec du Goncourt le confrontera dans son choix. Il fera exception pour la commémoration annuelle de la mort de Zola, même à cette occasion, son intervention laisse perplexe.
En réalité, à l’exemple de Barnanos, très peu réussissent à le cerner, à comprendre que « Voyage au bout de la nuit » et, plus tard, de «Mort à crédit» affirme l’absence de confiance de Céline envers toute la classe politique. Son expérience de la guerre, la montée du National-socialisme, l’évolution intérieure de la politique française et l’agressivité grandissante des communistes avec les tensions qu’ils suscitent au sein de la société française, n’est rien pour le rassurer quant à l’avenir.
Bien au contraire, très rapidement, il sent monter la vague qui, une fois de plus, emportera tout sur son passage, pire que 14-18, c’est l’Europe entière qui sera dévastée pour savoir qui contrôlera le monde.
Politiquement, Céline est un homme sans attache et ne veut surtout pas jouer le jeu des partis qu’il déteste. En premier lieu, il tient à son indépendance, sa liberté; l’impératif et de demeurer au-dessus de la mêlé et, seulement par ses livres, montrer aux hommes leur aveuglement et leur absurdité; de gauche ou de droite, les sauveurs ne pèsent pas lourd à ses yeux. Il demande à ceux qui le pressent qu’on lui prouve la sincérité de ces politiques qui désirent tous imposer leur nécessité et leur vérité tout en engrangeant avantages et privilèges au non de ceux qui souffrent. Les lettres adressées à Élie Faure, qui voudrait bien le convaincre de se mouiller à gauche, sont d’une limpidité et d’une sincérité absolue. Sa liberté de penser, Céline la défend corps et âme:
«Je me refuse absolument, tout à fait, à me ranger ici ou là. Je suis anarchiste, jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et je ne serai jamais rien d’autre. Tous m’ont vomi, depuis les Inveszias jusqu’aux nazis officiels (…) Tout système politique est une entreprise de narcissisme hypocrite qui consiste à rejeter l’ignominie personnelle de ses adhérents sur un système ou sur les «autres». Je vis très bien, j’avoue, je proclame haut, émotivement et fort toute notre dégueulasserie commune, de droite ou de gauche d’homme. Cela on ne me le pardonnera jamais». Lettre à Élie Faure, dans «Lettres», 18 mars 1934 p 416, éditions
Il est normal que ce dédain envers la politique vise surtout la gauche où l’hypocrisie est la plus flagrante. C’est bien elle qui se pare de pureté, d’abnégation et d’humanisme de bon aloi, cette élite qui, pour Céline, s’arroge le droit seul d’entretenir des valeurs morales à haute définition en plaçant l’homme au-dessus de tout. Au-dessus du bien et du mal qu’ils ne parviennent même pas à définir, sinon par des concepts vicieux de droit et de démocratie, se souciant peu de qu’il adviendra des cobayes de leur modèle.
Pour Céline, une révolution est la simplicité même, un changement de garde :
« Nous entrerons dans la carrière
Quand nos ainés n’y seront plus
Nous y trouverons leur poussière
Et la trace de leur vertu »
(Marseillaise)
L’écrivain y voit naturellement cette vaste «entreprise à se foutre du monde»; que la richesse des uns se construit toujours sur la misère des autres et peu importe le régime et peu importe la moralité, mais les plus affreux sont toujours ceux qui promettent un bonheur qui ne peut exister et pire encore, un bonheur terrestre. Dans une autre lettre, toujours à Élie Faure, Céline fouille jusque dans les tripes de cette gauche éperdue de bonté et de justice, dont les valeurs, sont engrossées ce peuple qu’elle aime tant et qui détient la vérité. Il suffit d’éclairer le bon peuple pour qu’il comprenne enfin où se trouve son destin :
«La gauche qu’est-ce que ça veut dire par les temps qui courent? Rien – moins que rien. (…) Crever pour le peuple oui – quand on voudra – où on voudra, mais pas pour cette tourbe haineuse, mesquine, pluridivisé, inconsciente, patriocarde alcoolique et fainéante mentalement jusqu’au délire. Le mur des fédérés doit être un exemple non de ce qu’il faut faire mais de ce qu’il ne faut plus faire. Assez de sacrifices vains, de siècles de prison, de martyrs gratuits (…)
Je les connais, ami, je les connais bien et je les méprise encore plus que je les connais. Ils pourvoiraient n’importe quelle tuerie pour obtenir 20 voies de plus». Mai 1933 dans « Lettres » pléiade, p374
Dans la même lettre, Céline fixe définitivement le couvercle du cercueil, il trifouille le dogme et le déshabille en expliquant la véritable nature de la gauche; nature qui n’a pas changé d’une virgule en 75 ans :
«Il n’y a personne à gauche voilà la vérité. La pensée socialiste, le plaisir socialiste n’est pas né. On parle de lui, c’est tout. S’il y avait un plaisir à gauche, il y aurait un corps. Si nous devenons fasciste, tant pis. Ce peuple l’aura voulu. Il le veut. Il aime la trique».
Fasciste alors? Entendons-nous bien, Céline n’a jamais porté d’autre chemise que la sienne; la rouge, la noire ou la brune, il a tâté des couleurs, des tissus, assisté à des défilés de mode, mais acheter sans garantie, c’est un pas qu’il n’a pas franchi définitivement, indépendance oblige. N’oublions pas qu’au début des années 20, le fascisme était avant tout une réponse à la menace communisme et qui, en même temps, refusait le capitalisme. Enfin, devant l’incapacité des démocraties libérales à combattre un et l’autre, dictature pour dictature, les fascistes préféraient celle basée sur la nation plutôt que celles qui se limitaient à la possession des moyens de production.
On imagine mal aujourd’hui la force du parti communiste d’alors et son attrait sur les intellectuels, les écrivains et les artistes, sa formidable capacité à réduire la pensée humaine à quelques slogans primaires tout à fait vide de substance et de conscience. La puissance de cette organisation était telle, qu’émettre une critique, une réserve, c’était refuser de s’associer à l’humanité, dénoncer le parti signifiait une mise au ban du pauvre opposant par «l’élite» dans son ensemble, mais ceux qui ne se disaient pas communiste, n’osaient pas les critiquer. Combien firent le fameux pèlerinage à Moscou en refusant de voir la réalité du régime?
Malgré la disparition de la plupart des PC, cette appropriation idéologique de la vertu par la gauche demeure et constitue toujours les valeurs dominantes de notre système social. La gauche offre encore l’illusion d’être la défenderesse de l’humanité et des démunis, alors qu’elle cherche par-dessus tout à augmenter son contrôle sur la moralité de la civilisation occidentale et l’internationalisation des valeurs marchandes…
L’uniformisation du travail appelle l’uniformisation de la culture et la lente mise en place d’une masse informe d’esclaves incultes où les formes identitaires sont devenues des griffes des vêtements ou des marques commerciales. L’insignifiance est de mise, toute tentative d’appartenance qui veut échapper à la chaine production/consommation est considérée comme un refus de la diversité, xénophobe et raciste, sinon pour le temps d’un p’tit rigodon dans un festival folklorique à caractère multiculturel.
En fait, Céline nous dit simplement que la gauche, la droite et tout ce qui est politique, n’a pas encore appris à danser…
Pierre Lalanne
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