lundi 4 octobre 2010

Les conséquences du génie

Céline payera encore longtemps pour sa différence, ses innombrables contradictions, ses ambiguïtés, sa franchise, sa provocation, ses certitudes et de l’incompréhension générale qui, par la suite, en a résulté. Amplifiés par les uns, niés par les autres, tous ces éléments représentent les ingrédients incontournables de son génie.


Bien sûr, la notion de génie et la perception que chacun de nous peut en avoir, demeure relative. Par contre, comme n'importe quels autres concepts qui servent à consolider les bases de nos sociétés, on aimerait bien identifier le futur Élu avec précision, le définir, le mesurer et même en graduer l’importance afin de l’encadrer et l’intégrer dans les normes; démontrer, hors de tous doutes, ce qui caractérise le génie de manière formelle, ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.


Abandonner au commun la « liberté » de penser par soi-même est toujours aléatoire, dangereux. Il importe de le protéger contre ses propres excès. La notion de génie doit être soumise au pouvoir en fonction de ce qui le conforte, le menace et le sert. Cela dit, mais qu’est-ce qu’un génie acceptable? Simple, un type qui, après une série de tests hautement qualifiés est déclaré supérieur aux autres, le QI fait foi du sérieux de la démarche.


Cela paraît si simple, mais l’élément ne tient pas la route; bien entendu, on peut être très intelligent au niveau des neurones et de leurs interconnexions tout en se comportant en parfait crétin; rien d’incompatible là-dedans, bien au contraire. L’inventeur de la bombe atomique est certes un génie immense pour l’humanité triomphante, mais allons demander l’opinion aux victimes et on verra ce qu’ils en pensent, de l’invention géniale.


Peu importe la démarche, le génie est avant tout une question de perception, celle qu’ont les autres face à des actions ou des réalisations particulières d’un savant, d’un artiste et, plus rarement, d’un politicien.


Le Grand Robert donne cette définition de génie :


«Aptitude supérieure de l’esprit qui élève une personne au-dessus de la commune mesure et le rend capable de créations, d’inventions, d’entreprises, qui paraissent très remarquables, extraordinaires ou surhumaines à ses semblables». (P.1286)


Donc de l’esprit et non pas, de manière obligatoire, une intelligence pure, un morceau de matière enfermée dans un bocal et formée pour situer exactement la position de la terre dans l’univers. En fait, ce qui distingue l’esprit de l’intelligence est l’émotion si chère à Céline, cette sensibilité particulière qui s’articule dans la transposition de l’imaginaire sur le réel. L’expression d’une sensibilité extrême que la personne est en mesure d’incarner de manière originale; sans concessions et, surtout, sans chercher à « plaire » aux puissants en s’inscrivant dans la mode du temps. Le génie n’implique pas une adhésion générale, comme il se moque de la reconnaissance.


Le génie ne se détermine pas non plus par l’atteinte d’une « perfection matérielle » d’un art ou d’une science, mais par une interprétation personnelle de ce que pourraient être un état de pureté idéale et sa transposition dans la banalité du réel. En fait, ici, le réel est accessoire, il sert de miroir dans la recherche d’une luminosité inconnue, une étincelle qui se présente dans un éclat nouveau et mystérieux. Il constitue le lien, le médium qui illustre une tentative de reconstruction du monde.


L’ensemble de l’œuvre de Céline et la recherche de la perfection du style, représente un exemple parfait de cette recherche d’une lumière intérieure qui le guide vers un absolu surhumain. Une élégance de l’esprit qui se développe dans sa détermination à saisir l’émotion de la langue et le transposer dans l’écrit.


Malheureusement pour les scientistes, ce type de génie n’est pas vraiment mesurable, mais ils espèrent un jour pouvoir réaliser l’exploit d’en détourner la fonction. Alors, le génie deviendra une marque d’intelligence commerciale contrôlée et approuvée par les autorités compétentes. Hors de ces normes établies par les spécialistes en supputation et autres prévisions, point de génie. Ainsi, plus d’erreur possible dans l’attribution des prix et autres récompenses officielles. Les types tels que Céline et bien d’autres seront relégués comme des incongruités psychologiques ou mieux, des mésadaptés sociaux.


En attendant ce monde meilleur, il faut bien admettre que le caractère flou de l’état actuel du génie n’est pas une situation facile à assumer, autant pour l’Élu que pour la perception des autres à son endroit. Il se caractérise souvent par un sentiment d’isolement et de solitude et aussi de rejet de la part de la société, qui refuse de se hisser à un niveau supérieur. Malgré cet isolement, le génie ne peut s’empêcher d’interagir en fonction de ce monde qu’il tente de transformer ou, à tout le moins, d’interpréter autrement.


À cet égard, dans le cas de Céline, la soumission et l’inconscience de la majorité, devant la menace d’une catastrophe imminente, lui apparaîtra insupportable. Alors, sa réaction se traduit par une brisure, un retranchement dans la douleur et par une action de dernier recours, envers ce qu’il pense inacceptable. Devant l’implacable réalité dont il ne peut s’astreindre, Céline ne peut agir qu’en génie où l’émotion repousse entièrement la raison. Il voit ce que les autres refusent de voir et réagit d’une manière « excessive » et incompréhensible. Céline est intense et peu enclin aux compromis, il conserve son droit au refus qui explose dans une liberté d’expression totale… peu importe les conséquences.


«On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu’ils ont le privilège de l’énormité dans tous les sens». (Baudelaire) P Grand Robert P.1287


Par ailleurs, chez Céline, son «incompréhension» du monde extérieur et sa méfiance envers la modernité et le progrès nous amènent à nous attarder à une autre facette de son « génie ».

En effet, chez lui, la notion de génie se dédouble, sa recherche intérieure est la quête d’une lumière que l’homme a perdue en cours de route et cette obsession le pousse à s’engager au-delà de son art; à redonner à l’art, sa signification première. Autrement dit, en déconstruisant l'écriture, il tente de renouer avec les origines de la pensée humaine qui s’articule, on le sait, sur la transposition de l’émotion. L’art est le reflet de l’inexplicable, plutôt que l’expression de la raison froide et prévisible d’un monde parfait.

Il vise une représentation idéale de l’humanité libérée des dogmes du matérialisme. Son intérêt pour le merveilleux, les légendes du moyen-âge, la chevalerie, les fées, les sirènes, les bêtes fabuleuses, mythologie et Dieux du Nord, montre ce désir de revenir sur ses pas et d’essayer un autre chemin et d’en indiquer la direction à ses frères, aveuglés par le faux Dieu venu d’Orient.


En quelque sorte, il s’est donné le rôle du bon génie protecteur de la destinée des hommes de son temps. Le Céline/génie est doté d’un pouvoir magique merveilleux, celui du Verbe… Celui des mots, celui de la danse. Il les invente et, sous sa dictée, les mots deviennent musique et leur enchainement, une chorégraphie, des figures; un grand tout chargé de sens. Pour Céline, le secret est dans sa musique… Il laisse au lecteur le soin d’en découvrir, le code pour comprendre le code de l’univers; en fait, l’union de la danse et de la musique.


Envers et contre tous, il a osé les mettre en garde contre leur folie collective, contre cette perte des valeurs essentielles de la musique et de la danse, contre le danger de perdre leur mémoire collective. Devinant le destin, l’assèchement de l’imaginaire et la perte de l’identité, le Céline/génie s’est octroyé la mission de redonner le goût d’une mythologie ancestrale. Toute son œuvre est ainsi, elle se prolonge entre des mondes parallèles, frontières poreuses où l’imaginaire apparaît comme une réponse à la détresse où nous sombrons lentement.


Génie : «Esprit qui présidait à la destinée de chacun, sorte d’ange gardien, qui, à ce qu’on croyait, naissait avec chaque mortel et mourait avec lui, après avoir accompagné, avoir dirigé ses actions, et veillé à son bien-être pendant toute sa vie». Grand Robert (p 1285)


Le Céline/génie est donc le dernier représentant d’une mythologie occidentale, né avec le XXe siècle pour accompagner l’homme dans ses dernières luttes contre sa déchéance et l’uniformité des peuples.


Plus personne pour l’écouter, l’invoquer, le Céline/génie s’en est allé en nous laissant seul avec sa musique et ses pas de danse…


Pierre Lalanne


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