Céline n’avait pas une très grande confiance en l’avenir de l’humanité, son arrogance et ses manières hautaines d’afficher sa supériorité et sa confiance absolue en son destin. Il regrettait l’incapacité de l’homme moderne à montrer une certaine modestie devant ses réalisations basées strictement sur la science et la raison; il suffit de s’adapter, de changer un Dieu pour un autre et les problèmes s’en trouvent miraculeusement résolus.
Pour Céline, Dieu représente la recherche d’une légèreté de l’esprit afin de contrer la puissance brutale de l’homme et sa vulgarité naturelle; vulgarité qui dissimule le plus grand des désarrois. En refusant d’admettre que l’existence est fondamentalement basée sur un mensonge et que la mort est la seule vérité possible, l’homme transforme sa nature en une ignominie. Alors, cette quête de la légèreté, comme toute recherche d’absolue, il la croyait inaccessible, mais nécessaire afin de comprendre et d’affronter.
Pourtant, nous savons que cette légèreté, il l’a parfois senti virevolter autour de sa plume et se poser sur ces mots qu’il devait inventer pour s’élever au-dessus de ce qu’il appelait la vulgarité. Pouvait-il se douter, dans son acharnement à trouver la justesse que, pour notre plus grand plaisir, il y est parvenu :
«Je n’aime pas ce qui est commun, n’est-ce pas, ce qui est vulgaire. Je veux dire qu’une prison est une chose distinguée parce que l’homme y souffre, n’est-ce pas, tandis que la fête à Neully est une chose très vulgaire parce que l’homme s’y réjouit. C’est ainsi la condition humaine». Cahier Céline 2, Gallimard p.128
Céline possède cette force rare de pouvoir résister au dogme de la supériorité de l’homme sur le reste de l’univers, d’être en mesure d'aller au-delà du mensonge et de la réduire en une peau de chagrin. Cette attitude de se situer au-dessus de la banalité, de ne devoir rien à personne, de penser et d’agir au nom d’aucune idéologie, organisation politique où religieuse, fut également l’instrument de son malheur. Constamment, il a suivi le chemin de sa propre sensibilité et non celle programmée par les circonstances et la nécessité; sa sensibilité extrême constitue à la fois son ouverture au monde et sa défense contre ses abus.
Louis-Ferdinand Céline n’a jamais endossé de chemises brunes, noires ou rouges. Il a porté un temps le sarrau blanc de la médecine et de ‘innocence afin de soulager la souffrance. Mais, la plupart du temps, il est resté nu devant l’horreur qu’il a côtoyée toute sa vie. C’est pour ces raisons que dans ses livres, Céline a transposé la réalité en épopée; épopée inversée qui dénude l’homme, plutôt que de le glorifier selon les besoins d’un pouvoir ou d’un autre.
En l’espace de 67 ans, il passe brutalement de la cavalerie du 12e cuir avec cuirasse et casque à plumes, à l’explosion de la première bombe atomique; de la guerre des tranchées à la destruction systématique des villes par les forteresses volantes pour aboutir à la prolifération de l’arme nucléaire. La grande nouveauté du siècle est l’utilisation systématique de la terreur totale, contre les populations civiles.
Il s’agit pour Céline de l’aboutissement logique de 1789-1793, la grande victoire de la raison, des droits de l’homme et de l’égalité républicaine; la légitimité du pouvoir politique d’imposer au citoyen la nécessité de tuer au nom du progrès et d’imposer les dogmes d’une nouvelle religion. D’une activité jadis habituellement réservée à la noblesse et aux mercenaires, le concept d’égalité surgit sous le couperet de la guillotine, la guerre devient citoyenne et, ô merveille, également révolutionnaire. Elle confirme la notion de liberté et assure au citoyen l’accomplissement des ses devoirs envers la patrie gardienne de ses droits, avec comme résultat tangible, l’accroissement considérable du nombre des massacrés lorsqu’il y a conflit.
Pour Céline, là est plus grande abomination, cette gloire des armes, accessible au plus grand nombre…
«La forme n’a pas d’importance, c’est le fond qui compte, Il est riche à souhait, je suppose. Il nous montre le danger de vouloir trop de bien aux hommes. C’est une vieille leçon toujours jeune.» La vie et l’œuvre de Semmelweis, Denoël et Steele p.31 1937
Outre les deux grands conflits mondiaux, il a connu la révolution bolchévique avec ses guerres civiles, ses famines planifiées, ses purges, ses procès, ses goulags… la revanche des damnés de la terre. Puis aussi la guerre d’Espagne, ce grand champ d’exercices des futurs belligérants de 39-45. Après, ce fut la révolution chinoise, la création d’Israël avec ses conséquences, la guerre de Corée, la désorganisation de l’Empire britannique et la formation de nouveaux, soviétique et américain.
Parallèlement, il assista à la réduction lente et progressive d’une France jadis influente; cette France vaincue et doublement occupée, anciens et nouveaux maîtres se succèdent au gré des conférences internationales… Yalta légitimiste les nouveaux joueurs… «Le Vatican… Combien de division», demandait Staline? Ce message, s’adressait directement aux états vaincus par le nazisme, dont, en tout premier lieu, la France et ce, pour bien marquer qu’elle ne représentait plus rien, sinon qu’un vieux rêve dépassé d’égalité et de fraternité. D’ailleurs, la réalité l’a rapidement rattrapé, la France… Indochine, Algérie… Lente agonie.
Enfin, les amis d’hier sont les ennemis d’aujourd’hui, la Guerre froide et la menace planifiée du feu nucléaire sur les populations civiles. Pour la première fois de son histoire, l’homme devenait capable de rayer toute forme de vie sur la planète. Céline y voyait l’aboutissement de la victoire de la raison et du progrès; victoire qu’il anticipait déjà en écrivant, dans les années vingt, sa thèse de doctorat. L’humanité sous le dogme absolu de la science et de la nécessité d’une marche ininterrompue vers le progrès et le développement afin de contrer les menaces nouvelles de cette fin des temps atomisée…
Il est facile de poursuivre leur logique jusqu’à aujourd’hui, équilibre de la terreur nucléaire devenue équilibre de la terreur environnementale, toujours pour des solutions à caractère strictement scientifique, dans un but de profit et d’enrichissement. Pour les maîtres, c’est sans fin et la populace paie la note et s’oublie dans les fêtes et les commémorations.
Le Spoutnik, image chère à Céline, constitue le prélude aux nouvelles conquêtes, l’homme est à la grandeur de l’univers, les possibilités sont infinies, la prise de conscience que la planète sera bientôt trop petite et qu’il faudra penser un jour à s’emparer de tout ça et le revendre à ceux qui en ont les moyens. Symboliquement, le moment est crucial, la prise de conscience que l’humain mérite mieux que son village d’origine et doit viser plus loin… à la hauteur de ses aspirations et de ses capacités, la préparation à la mise en place des grands ensembles, l’Europe… le marché global puis, avec le temps, la gouvernance mondiale… cette fin de l’histoire tant espérée… La banalisation totale de l’homme, anonyme et esclave de la raison.
Nous sommes tous en devenir, des mutants, des Bardamus virtuels, des errants égarés dans les ténèbres de la toile où, quelque part, se terre la bête, le lieu sacré de nos futures guerres… Rappelons-nous : les formes changent, mais le fond demeure. Ce « meilleur des mondes », l’avenir à la Ford, annoncé par Céline, l’embrigadement de chaque être dans une industrialisation à outrance, dans une fuite en avant incontrôlable. Nous en sommes la concrétisation, un rouage de l’avenir… l’expression parfaite de notre impuissance et de notre solitude extrême.
Nous ressemblons probablement aux derniers païens devant la montée inexorable du christianisme, de son arrogance triomphante et de l’impuissance du petit à empêcher la destruction de ses vielles idoles, ses arbres sacrés, ses fées et gardiens du logis, ce merveilleux transmis de génération en génération et qui entretient l’imaginaire. Païens ostracisés, obligés de se convertir aux nouveaux Dieux pour de nouveaux mensonges et des maîtres avides de propager la vérité.
La lucidité de Céline est à la fois foudroyante, choquante et implacable, elle nous déstabilise dans ce que nous avons de plus précieux, nos certitudes et notre naïveté envers l’avenir aux mille promesses. Prenons seulement comme exemple la manière dont Céline décortique cette merveilleuse invention qu’est, en 1955, la télévision. Personne mieux que lui en aura compris aussi simplement les mécanismes et ses formidables possibilités comme instrument de progrès et de propagande :
«C’est un prodigieux moyen de propagande. C’est aussi, hélas! Un élément d’abêtissement en ce sens que les gens se fient à ce qu’on leur montre. Ils n’imaginent plus. Ils voient. Ils perdent la notion de jugement et ils se prêtent gentiment à la fainéantise. La TV est dangereuse pour les hommes,»
«La télévision, tout ça ce sont des abrutissoirs tout à fait tellement inférieurs… Le quotidien, le mensuel, tout ça… Tellement massif que même les esprits solides résisteront pas à ça…Y seront abrutis dès l’enfance… Et tant pis alors, l’alcool, l’auto, la télévision, le quotidien, l’hebdomadaire… Pis l’climat, n’est-ce-pas…Non…» dans : Céline, Yves Buin, p.424 Folio
Le Siècle de Céline est une période charnière de l’histoire, celui de la démesure, des derniers soubresauts d’un ancien monde et l’émergence de celui qui va le remplacer, la lente agonie des nations et des peuples, la fin des différences. Céline a tout vu, tout connu, tout observé, tout pressenti de cet état en devenir. Son extrême sensibilité au monde et à son devenir, l’a conduit jusqu’aux aux portes du délire mystique.
Pour terminer, revenons sur les derniers mots de cette citation : «pis l’climat»… étrange, non? Comme si cela n’avait aucun rapport avec le reste de sa phrase. Bien sûr, il veut dire le Sud, le soleil de plomb, la chaleur insupportable, l’humidité des tropiques qui apportent la dégénérescence aux races du nord. Pour Céline, le danger ultime vient du Sud… sa Terre promise ce situe dans un outre-Nord fabuleux, lieu de ses origines Bretonnes et Celtiques, à jamais perdus dans la mouvance des hordes guerrières.
Toutefois, avouons tout de même que ce «pis l’climat» nous amène au réchauffement climatique, qu’il soit imaginaire, causé par l’activité humaine ou simplement naturel. L’expression apparaît d’autant plus bizarre dans la bouche de l’écrivain que Céline est justement mort un jour de grande canicule, comme pour un dernier avertissement contre les menaces du Sud; comme le prélude des châtiments qui menacent l’Occident. Un drôle de hasard tout de même… comme ça, sans prévenir, à la fin d’une phrase, mine de rien, trois mots esquintés, Céline en ermite, prophète du Nord, surplombant Paris.
Ainsi, on s’étonnera toujours de ses dernières années à Meudon, réduit à l’état de clochard, jouant pour la galerie son rôle de maudit. Pourtant, son état de dénuement, de vie d’ascète, se consacrant entièrement à l’écriture, ne signifie-t-il pas un besoin pressant? Celui de nous transmettre, avant de mourir, ces mots qui permettent d’entendre sa musique, non pas pour une liberté de façade, mais l’accès à la légèreté de l’esprit afin d’affronter, en toute quiétude, la seule Vérité qui nous appartient.
Pierre Lalanne
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