Peut-il y avoir trop de livres et d’études consacrés Louis-Ferdinand Céline? Il semble que la réponse va de soi… La preuve incontestable que Céline nous échappe encore et, son mystère, loin d’être résolu, s‘épaissit dans de stupides querelles.
Force est de constater que l’écrivain demeure insaisissable. Inaccessible et impénétrable, il se moque de notre refus et notre incapacité à vouloir le comprendre dans sa globalité… Aussitôt que l’on pense saisir un élément fondamental de son œuvre ou d’avoir, par exemple, cerné les sources de son antisémitisme, il s’enfuit, nous glisse entre les doigts… C’est simplement que bien des analyses ne tiennent pas la route, se limitent à la facilité et se perdent dans le décor… la façade des choses, des évidences et des certitudes.
La «raison» première voudrait que la cause soit politique, culturelle et historique; il s’agit d’une justesse sociologique que l’on accepte sans trop s’y attarder. Le hic est que l’écriture célinienne se situe au-dessus de la politique... Pour Céline, la culture et l’histoire sont des concepts figuratifs qui masquent une autre réalité, abstraite, métaphysique et obscure. Elle se situe bien au-dessus de la vulgarité de l’homme qui se contente de travailler, bouffer, baiser, dormir et tuer lorsque l’occasion se présente. La réalité célinienne est toute autre, n’est jamais celle que nous regardons froidement, mais toujours celle que nous refusons de voir… Celle qui est dernière… Qui se cache et nous déstabilise.
Ainsi, Céline dénonce la faiblesse biologique de l’homo sapiens et de son incapacité à contrôler le monde qu’il a lui-même créé par sa condition de dénaturé. Monde impitoyable que l’humain crée, organise, érige en système immuable et d’une perfection à l’image de sa prétention. En l’homme, tout est supérieur, mais il ne possède aucune mainmise sur les évènements qu’il provoque… Il n’est que le jeu de ses propres instincts où la raison reste la justification de ses actes.
Dès «Voyage au bout de la nuit», les critiques tentent de restreindre l’écrivain et sa nature à travers l’odyssée de Bardamu :
«Cet individu (Bardamu), jeté dans un univers hostile et qui n’a qu’un destin, celui d’être promis à la mort, est radicalement seul, et n’a rien à espérer de quiconque. Ses semblables voués à la même désolation ne lui seront d’aucun secours, d’autant que personne ne peut imaginer sortir d’une sorte de déterminisme biologique auquel l’espèce humaine n’échappe pas. C’est que l’homme, selon Céline, la conscience réduite, est dominé par l’animalité. L’homme ne vit que pour la satisfaction égoïste de ses besoins, guidé par l’instinct. Le pessimisme de Céline est sans issue». Céline Yves Buin (P. 186)
Cette interprétation, tout à fait exacte, se confirme avec «Mort à crédit» et, les biens pensants de l’époque (et de la nôtre), ne peuvent accepter une telle vision de l’homme, cette merveilleuse créature en devenir et à l’image de Dieu, donc parfaite, ne peuvent souffrir d’un tel pessimisme. Ses pamphlets et les évènements lui donneront raison, mais, la réalité de l’après leur échappe et les jugements sur l’écrivain sont terribles… Le sort en est jeté. D'ailleurs, cela transparaissait depuis «Voyage», diront-ils, la bête est en lui… Génie, peut-être, on l’admet du bout des lèvres, mais un génie des ténèbres. Céline est un être malfaisant doté d’un pouvoir de séduction diabolique. Il n’y a qu’à regarder ses yeux.
Depuis que Céline est Céline, et ce, jusqu’à nos jours, notre perception reste limitée par cette dualité de génie du mal, analyse parcellaire, compartimentée et même banalisée par notre incapacité et notre refus à chercher au-delà des interprétations admises, certes intéressantes, mais insuffisantes pour tout bâcler en un trait de plume et passer à un autre écrivain, beaucoup plus fréquentable, un humaniste de préférence…
Pourtant, Céline demeure un immense sujet d’étude, c’est à croire qu’inconsciemment nous refusons l’idée générale qui est galvaudée. C’est ainsi qu’à force de lectures et de découvertes, nous isolons de petites nuances dans le bloc de certitudes admises, des interprétations subtiles, des évènements en apparence sans importance que l’on place peu à peu en perspective, des évidences biographiques qu’il importe de concevoir autrement; des opinions à revoir, à relativiser en fonction de «l’homme Céline» et qui suggèrent de nouvelles hypothèses en poussant un plus loin dans les fissures de l’inconscient célinien.
Céline déteste la «Raison», seule compte l’intuition et l’émotion et ces sentiments ne s’expriment véritablement que par l’exploration du fantastique, des ténèbres, lieux de nos origines incertaines, légendes et peurs ancestrales. C’est là précisément que nous devons chercher à le rejoindre pour saisir toute la sensibilité et la profondeur de l’écrivain. Céline veut réinventer le monde, offrir à l’homme une dernière chance de rédemption… Là se cache une partie du «Mystère Céline».
À mesure qu’elle progresse, l’œuvre se confond avec l’écrivain… Bardamu est l’ombre de Céline et, au fil des livres, les rôles se transposent et finissent par s’inverser et s’unir dans un amalgame de sortilèges, laissant une marque profonde dans l’imaginaire du lecteur… Comme si Céline cherchait à tout reprendre à zéro, à dégager une route encombrée par les débris et les morts de nos échecs. Il veut nous montrer quelque chose, mais quoi? Les fondements de notre fragilité? Cette peur de la mort que nous ne parvenons pas à maîtriser et qui nous rend si pesants? Immondes? Suffisants?
L’union de Bardamu et de Céline, sorte de Golem des temps modernes a donné naissance à un nouveau «Juif errant» qui, cette fois, est puni par les hommes et non par Dieu. Jusqu’à la fin de l’histoire, jusqu’au moment où nous saisirons la légèreté de l’imaginaire, il est condamné à parcourir notre impuissance collective sans jamais s’arrêter. Son voyage est un Livre Unique en réécriture constante où chaque phrase, tournure, invention est un cri et un hurlement dans la nuit, une parabole qui illustre de notre fragilité et notre lourdeur devant notre destin. Bardamu/Céline nous apparaît insupportable, car il représente le spectre de l’humanité, immonde reflet qui passe de la vie à la mort dans une interminable danse macabre.
Céline erre parmi les ruines de nos délires et inscrit ses prophéties en caractères runiques, inscriptions millénaires qu’il découvre à force de travail et de réécriture en faisant surgir le jus de son inconscient… qui est aussi le nôtre… Cette écriture va bien au-delà du génie et de la littérature et c’est pour cette raison que l’on ne parvient toujours pas à la comprendre, à la déchiffrer, à l’interpréter de manière acceptable.
Ce ton si juste… Cette petite musique ensorcelante, fascinante… chamanique. Elle nous pénètre, comme le son d’un tam-tam et nous amène peu à peu en un état de transe sauvage. Il suffit de se laisser porter et l’effet agit instantanément… nous partons avec lui en voyage… en voyage au bout de soi… au bout de «l’être» «dans la nuit où rien ne luit». Mais avec lui la peur est supportable, car il ne ment jamais sur la destination finale.
L’énergie de cette musique est inépuisable et sa source nordique, mais, bouillante, se trouve dans la transposition du réel en imaginaire; c’est-à-dire que pour Céline le réel est forcément limité, mais peut se transformer et devenir multiple et infini par la magie de l’imaginaire et de son Verbe; incontestablement, Céline est maître du Verbe. D’un mot, d’un fait, d’une rumeur, il forge mille interprétations, mille possibilités, mille fabulations; il déstabilise lecteur, chercheur ou pourfendeur un peu trop sérieux, qui préfère compter les puces plutôt que se laisser soulever par la musique… On sait qu’aux USA, Bardamu est devenu compteur de puces…Clin d’œil à l’imaginaire fermé de nos sociétés modernes... Ford! Travail à la chaîne et plus tard, la télévision.
Insaisissable, parce qu’entier; occulte, parce que multiple… On le croit communiste, anarchiste, fasciste, antisémite… Céline n’est rien de tout cela… Il est au-dessus, il imagine… Il transpose… Il l’est tout à la fois et n’est rien. Il est mystique. Il est Dieu et Diable… Onde et nuée… Phénix et sorcier… Légèreté et raffinement. Il est délire!
Ses actes, ses choix et leurs conséquences historiques sont extérieurs à sa réalité et ne constituent en rien une tare ou une hérésie, mais bien un cheminement, une nécessité, une exploration pour sa quête intérieure, cette seconde réalité, qu’il dépèce et transpose en imaginaire, démontrent l’extrême fragilité et le dénuement de l’individu face à ces aspirations de bonheur et d’éternité.
Ce besoin de se démarquer du réel, de briser l’enchainement logique des évènements dépasse la banalité meurtrière et répétitive du monde dans lequel il vit. Cela s’inscrit plutôt dans une volonté consciente de la recherche d’un délire mystique, la nécessité d’offrir non pas une alternative, mais une explication digne de l’absurdité humaine et de ramener le destin de l’homme dans sa juste perspective... La mort et le néant, rien d’autre. Cette obligation métaphysique de nous démontrer en forme de paraboles, l’absurdité de l’existence, l’a conduit jusqu’aux extrémités, mais pas nécessairement celles que l’on croit connaitre. Il s’y est rendu en toute conscience, en sachant toute forme de retour impossible. Céline est prisonnier de l’homme, car il est son seul accusateur.
Obéissant aux lois de l’univers, Céline est tout en rythme, un mouvement perpétuel, le centre d’une galaxie, un mythe éternel, les mystères de la mort, des âmes errantes, fééries et Sabbats dissimulés dans la profondeur nordique des forêts sacrées, des fleuves et des mers, chemins liquides aux origines nébuleuses, couches de limons superposés où reposent ses ancêtres, Cro-Magnon, Neandertal, néolithique, Celtes, Gaulois, Bretons, Francs, Normands, Français…
Il est faux de dire que Céline est un nostalgique, mais, à travers la succession des temps et de la reproduction animale, il montre que tout est forcément lié par ce limon des origines et qu’un avenir sans passé est un mur sur lequel l’on ne peut que s’écraser, et cela, seul l’imaginaire peut l’expliquer et, surtout, le protéger.
Il cherche à nous prévenir que le mur est devant et que l’oubli est pire que l’ignorance… Ses écrits constituent une invitation à un retour nécessaire sur nous-mêmes, une «bible» nouvelle contre le totalitarisme du Dieu unique et, par extension, de la raison et de la science. Céline ne croyait pas à un Dieu unique, mais à cent et à mille : Fées, génies, sirènes, spectres, lémures et revenants… La science détruit le passé et réduit l’imaginaire à des formules mathématiques. Lorsque Céline affirmait que la race blanche avait perdu à Stalingrad… C’est le dernier soubresaut du monde des fées et des démons qu’il percevait, bien au-delà de la défaite allemande, il voyait l’Europe d’aujourd’hui et de demain.
Son œuvre reste inachevée, mais ouverte… elle se poursuit d’elle-même. Elle se recompose par l’accumulation de nos lectures et de nos interprétations et devient, par le fait même, des révélations… des pistes, sentiers et fleuves, qu’il nous invite à en emprunter et à explorer. L’œuvre, à mesure que s’écoule le temps et son espace, se transforme en une kabbale dont il faut percer les secrets, briser les codes afin de redécouvrir nos appartenances… l’odeur de la mer et du territoire, le sens aigu de la tribu… La richesse de la langue… la nôtre… Personne n’a aimé et défendu la langue française, comme lui.
Depuis Céline, plus personne n’écrit comme avant Céline. Avec lui, la littérature a fait un saut immense dans le temps pour plonger dans une nouvelle couche de limon, terreau fertile à la création et au renouveau. Malheureusement, terrorisée par cet abime de nouvelles possibilités, elle a préféré se figer, se recroqueviller et s’est desséchée à force d’hésitations. Ses successeurs, s’il y en eut, furent incapables de poursuivre la tâche, le cœur des mots pour ne pas dire de la France, s’est arrêté de battre, le 1er juillet 1961. C’est tout! Céline n’avait pas de disciples, d’apôtres, il était seul. Quelques admirateurs et c’est tout… Il était maudit! Il l’est toujours!
Le sort de Céline est peu enviable pour celui dont l’écriture est un métier… «le métier d’écrivain», de «faiseurs de livres» de monteurs d’histoires, la somme tranquille de petites insignifiances où la profondeur du nombril des uns et des autres assurent la distribution des prix littéraires. La carrière, l’Académie, la Légion, le Nobel… Le roman a perdu sa raison d’être, le roman ne sert plus à rien, disait-il, la magie entre l’écrivain et le lecteur n’opère plus. Elle est momifiée dans les présentoirs des grandes surfaces. L’écrit n’est plus qu’une fonction mineure, un outil secondaire du film ou de la série télé, la force du verbe s’est éteinte avec Céline.
Alors, délires céliniens et exagérations que tout cela? Bien sûr que oui! L’exagération est le sens unique de la vie et le délire celui de l’espoir et de la mort.
Yves Buin dans son «Céline» publié chez Folio, fait ressortir l’importance du séjour de Céline à Londres en 1915. Il montre surtout la métamorphose de Céline survenu dans une période de temps très court, qui peut illustrer le délire célinien. Même si Buin refuse d’aller trop loin dans cette direction, sa vocation a peut-être débuté là-bas… Période obscure dont on ne sait pas grand-chose, propice aux légendes et au fantastique, «Guignol’s band» en sera le chef d’œuvre.
Voilà ce que constate Buin en examinant une photographie de l’époque de Londres…cela se passe de commentaires :
«Une photographie d’identité de 1915 peut, là encore, nous servir de jalon. On n’y voit plus le Louis martial puis convalescent de 1914 mais un tout autre homme : débraillé, les cheveux en bataille, le regard étrange et narquois soumis à des puissances obscures, un visage d’aube agitée qui pourrait être celui d’un convict, d’un dément, d’un terrorisme révolutionnaire. Il est loisible de commenter sans fin tant ce visage est différent, à quelques mois près, de ce qui était montré auparavant. Une mutation s’est-elle produite? Une révélation a-t-elle eu lieu? De qui? De l’être? La photo impressionne par son authenticité, un insaisissable qui, sans doute, n’est pas loin d’une folie qui affleure et qu’on est incapable de nommer. Fugitive apparition de ce qui se préfigure de l’écrivain à venir et que l’on se complaira, à l’âge mur, à désigner comme visionnaire, halluciné, monologueur inspiré et volontiers prophète de malheur.» (p.77)
En fait, Louis Ferdinand Destouches avait le choix entre devenir écrivain, guérisseur ou prophète, les trois éléments se sont imposés et superposés. Cette combinaison lui a permis de devenir Louis-Ferdinand Céline, dernier maître du Verbe et de l’imaginaire.
Pierre Lalanne
Bon, bah ! Ca suffit pour aujourd'hui j'en ai lu pas mal, et je crois que je vais tout me farcir, ça se lit. Bien...
RépondreSupprimerPour ne pas dire, phénoménale proximité avec Céline.
Je reviendrai fouiller et tout lire de ce blog.
Merci !
quoi que ! Je vais m'en faire un dernier d'ici minuit.
Bonsoir,
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à bientôt!