Céline est miroir de l’esprit fait Homme, écrivain de paraboles inversées doté d’une sensibilité extrême. Il s’impose au lecteur violemment, mais, en même temps, se dénude, puis se défile en nous invitant à le suivre, à emprunter les faux-fuyants, les louvoiements, les détours. Quant au courageux, à celui qui est prêt à se laisser porter jusqu’au bout du délire célinien, il dévoilera lentement une partie de ses secrets, de sa magie, c’est indéniable. Pourtant, il lui faudra rester humble, savoir se taire, le laisser lui entrouvrir la porte et, simplement l’écouter, laisser monter le sentiment, courir les frissons.
Céline est illusionniste, en fait, nous pensons le poursuivre, mais c’est lui le chasseur et nous le gibier. Sous le couvert de l’outrance, il nous pousse dans des cadences interminables ponctuées d’arrêts brutaux, de leurres, de pièges et de beautés qui nous éclaboussent tellement on ne s’y attend pas. Parfois, il nous laisse même l’impression d’être aussi grands que lui, aussi visionnaires. Nous nous persuadons d’être en mesure, nous aussi, en même temps que lui, de toucher la perfection, mais attention, pour cela, pour ces instants de plaisirs, nous devrons payer le passage, l’obole à Caron et embarquer dans la « Barque des maudits » pour le grand passage.
«Rien n’est gratuit en ce monde tout se paie »… Et dans l’autre, forcément, il n’y a rien à y attendre. Seulement, « La nuit où rien ne luit ». Ce qui importe, c’est le passage le voyage d’un monde à l’autre par le fleuve ou par la mer, c’est toute la vie à traverser, d’un monde vers un autre et nous sommes tous dans le même bateau, comme Céline, nous sommes tous des maudits. Pourtant, il existe une manière de réussir notre traversée, la moins désagréable, celle de se laisser porter par la vague célinienne, émotive et musicale. Le réel ne constitue plus la valeur absolue, mais se limite à nourrir l’imaginaire, car, si le réel reste incontournable, il doit être éclaté et imprégné de merveilleux, sinon, la traversée n’a plus aucun sens.
Il nous traque ainsi par allusions, en maître d’équipage. Il accélère les mouvements et impose le rythme, nous pourchasse d’imprécations, nous rejoint et la barque tangue. Il nous ébranle, nous essouffle. Il déstabilise sournoisement notre confiance envers la route à suivre, les modèles établis, notre moralité de circonstance, nos certitudes qu’il existe quelque part une raison, un sens à tout cela.
Alors, Céline devient frondeur, il veut nous achever, alors il nous choque outrageusement, va au-devant des coups, suscite la révolte, la mutinerie, il s’expose volontairement aux réactions, rien de plus terrifiant que de s’embarquer avec Céline dans la barque à Caron. Sur la mer c’est l’inconnu, le danger perpétuel, vicieux, mais d’une beauté sauvage, l’attirance magique des abysses, la mer est la tempête absolue, la reine de la traversée, elle décide de la durée, des escales, de l’arrivée ou de la perdition, corps et biens.
Réelle ou imaginaire, peu importe, la mer en tempête est l’expression parfaite de l’absolu, l’union de l’imaginaire et du réel. Le réel devient la rencontre des éléments et l’imaginaire représente la lueur, l’espoir et la beauté qui se cache dans le monde des abysses, peuplées de sirènes, de fées et des monstres marins, gardiens des cités englouties. Tout l’imaginaire célinien s’imprègne dans une seule féérie qui les contient toutes, se laisser entrainer par le ressac et emporter par les sirènes de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon.
Sa poésie n’est jamais aussi belle que lorsqu’il nous plonge dans le monde de la mer, des mouvements, des affrontements et des tempêtes…
«(…) c’est un charbonnier qu’on signale. Par le travers du «Roche Guignol» il arrive en berne. Le pilote autour danse et gicle avec son canot d’une vague sur l’autre. Il se démène… Il est rejeté… enfin il croche dans l’échelle…il escalade…il grimpe au flanc. Depuis Cardif le rafiot peine, bourre la houle… Il est tabassé bord sur bord dans un mont d’écume et d’embrun… Il nage au courant… Il est déporté vers la digue… Enfin la marée glisse un peu, le resquinque, le refoule dans l’estuaire… Il tremble en entrant, furieux, de toute sa carcasse, les paquets le pourchassent encore Il grogne, il en râle de toute sa vapeur. Ses agrès piaulent dans la rafale. Sa fumée rabat dans les crêtes, le jusant force contre les jetées.» Mort à Crédit P.113-114
Ou encore, cette petite phrase, rien du tout…
«Le phare écarquille la nuit (…) Le rouleau de la grève aspire les cailloux… s’écrase… roule encore… fracasse… revient… crève»… Mort à crédit p.111
Ce n’est pas assis devant le crépitement du feu dans la cheminée, qu’il faut lire Céline, mais la nuit, à une fenêtre, où rage une tempête en mer ou une tempête de neige. Ses mots sont écume de mer ou poudrerie de neige, poussée par des vents contraires, de longs filets de neige qui sinuent tels des serpents ou s’élèvent en formations ailées, vols serrés qui tourbillonnent en rafale au-dessus des arbres. Fracas de mer qui se brisent sur les récifs.
La musique de Céline est le souffle de cette tempête lointaine qui siffle à nos oreilles; tempête déformée et assourdie par la grisaille et la nuit qui tombe. Elle tremble, la nuit, elle annonce le passage de la «Barque des maudits». Les plus belles tempêtes sont toujours de nuit, dans la solitude et l’inquiétude primitive envers l’avenir, l’annonce d’une catastrophe imminente. Le céleste, c’est pouvoir pressentir la beauté divine de l’apocalypse, la résurrection des sens dans la pureté en détruisant ce qui les avilit, le grand nettoyage puis le silence de l’ensevelissement. Seule la magie des mots peut y parvenir.
Écrivain de tous les dangers, les livres de Céline débordent d’effets pervers qui déséquilibrent le lecteur en lui faisant perdre le sens du récit, mais, finalement, en constituent une trame unique. L’émotion s’emmêle dans des dédales et des labyrinthes sans issues. Alors, on s’arrête un peu, on revient sur le fil, on relit et l’on ferme les yeux. Alors, nous découvrons un goût, du sucré sur la langue, du salé, de l’amer aussi, toujours de raffinement en raffinement, en descentes et en remontées. Nous voici donc envolé et perdu dans des rêves qui, en apparence n’ont plus de sens, car ce sont les nôtres qui émergent lentement, nos émotions et non pas celles de l’écrivain, la trame du livre devient l’expression de notre propre voyage. En fait, nous sommes seuls dans la barque à Caron, conducteur et voyageur unique. Tout est là, les mots dans leur désordre. Il n’y a qu’à les vivre et les faire rêver.
Dans Céline, c’est la petite merveille qui compte, la tournure qui brille et attire l’œil, alors c’est la surprise, l’affolement, c’est la rencontre du suprême, la multiplication des états. Parfois, les yeux s’embrument de tendresse et de rire. Parfois, c’est la tête qui s’enflamme devant le flot et le bouillonnement, alors c’est l’indignation, la révolte et le dégoût. Tout est dans ces petites lueurs et il y en a des dizaines et des dizaines de ces merveilles, de ces vibrations qui nous ensorcellent, un aphrodisiaque annihilant le contrôle de notre raison, de notre jugement. Le déroulement des mots n’est jamais le même, ce sont des inversions, des hallucinations et des délires. Nous croyons pouvoir nous arracher et revenir à notre propre rythme, mais c’est l’autre, le maître du délire, le chef d’orchestre qui nous entortille et nous n’existons plus que guidés par ses propres leurres, ses rêves, sa liberté, ses désillusions, ses brisures, ses drames.
C’est qu’il est adroit, le diable. Il séduit, il propose, il insinue, il susurre à l’oreille en prince des ténèbres, de petites formules, des mots inventés, des beautés interdites, impromptues, aériennes et fugitives. Il tente, il ondule et entraine le faible dans les plaisirs défendus de la débauche. Il tend la pomme de la discorde. Il dévoile le mensonge, il nous dématérialise et montre que sous sa plume, le mot liberté prend un sens insoupçonné.
Et Céline l’homme, dans tout cela? Ah! Ce qu’on aurait bien voulu le voir en Rousseau ou en Voltaire, propret et panthéonisé dans les honneurs, pour ensuite l'oublier comme les autres, dans la poussière des Lumières. Icône parmi d’autres, symbole et maillon des chaines du futur bonheur scientifique et matériel. Ces faux espoirs fardés de mensonges, afin de masquer les souillures idéologiques, qu’il dénonçait âprement, sans aucune concession. Pour Céline, la vérité est ailleurs, bien au-dessus de toutes ces balivernes. Il n’existe pas deux personnes distinctes en Céline, l’écrivain de génie et l’ordure intégrale possédées par ses délires.
Il y a uniquement un homme et sa quête de l’absolu; un artiste et l’expression de sa transcendance. Il y a cet écrivain habité par la transe de la création, envouté par des visions irrésistibles que nous ne pouvons imaginer et qui contiennent l’accumulation de toute la souffrance des hommes au cours de tant de siècles de misères et de détresses. Céline est un monstre, mais pas au sens où nous l’entendons. Il est un monstre parce qu’il n’a jamais triché, abdiqué sa vérité, plié sous les diktats des idéologies en vogue. Si le mot liberté reflète un véritable sens, Céline en est l’expression la plus totale; si ce n’est que pour cette seule raison, il est digne de respect et d’admiration.
Céline fut, il ne pouvait en être autrement, un homme seul. Il a suivi les chemins de son art avec une sincérité que personne n’ose plus suivre. Il a emprunté les chemins les plus arides pour atteindre la perfection qu’il recherchait et, paradoxalement, cet esthétisme artistique se trouve, malheureusement pour les puristes, dans ce qu’on lui reproche le plus : dans l’outrance, dans l’amplification, dans l’irrationalité et la démesure. Ceux qui sont incapables d’admettre cette évidence et, pire, incapables de l’accepter, ils ne font qu’effleurer la poésie célinienne et le voir surtout comme une aberration, un phénomène de foire, ce monstre personnifiant le Mal.
D’ailleurs, qui sommes-nous donc et qui sont-ils tous pour lui reprocher les chemins empruntés? Plutôt que se limiter aux sentiers déjà balisés par les «penseurs», empourprés dans leurs propres vices, soutanes, capitaux et drapeaux rouges, Céline a préféré suivre son propre instinct, inventer sa musique unique, sans rien demander à personne et, malgré tout, réussir encore et toujours à nous éblouir, à nous imposer son originalité pour ne pas dire son génie.
Pierre Lalanne
Ce texte m'a donné des frissons... c'est un signe qu'il a quelque chose de divin.
RépondreSupprimerPour ce qui est de la tempête, de la mer, de l'embarquement "Oh ! Capitaine Céline Fracasse tout même l'océan !" je me permets de vous tendre la perche d'une nouvelle idée, des fois que vous soyez en rade, par rapport à l'univers Céline.
Son père.
J'ai pas lu sur ce point, j'en ai pas trouvé.
Hors, comment peut-il en être autrement ? que son père l'habitait aussi.
Je parle de son père car votre texte m'a rappelé le début de Mort à crédit, où il décrivait son père à la fenêtre qui peignait des navires, la mer, que c'était ça son rêve enfoui, qu'il peignait en grognant orageux contre Céline et sa mère, qui l'empêchaient de s'adonner à l'art, la promiscuité de l'habitat, la petitesse du lieu, l'encombrement, l'incapacité à trouver intimité chez soi.
Je me demande pourquoi son rapport à son père est si peu évoqué... par intuition prégnante, je pense qu'il y a une sacré clé derrière.
Avoir vu son père qui malgré les conditions matérielles gardait sa Légende, sa fable océanique, matelot ensorcelé à terre par les dieux des mers. Atterré d'être encore à terre, à devoir s'occuper de broutilles vampirisantes... les affaires... le bide...
Voilà,
en tout cas merci pour votre superbe texte lui aussi magique.
Réda (l'arabe)
Très fine, très belle approche. Aussi vibrante qu'un tableau impressionniste. Encouragements et admiration. Eric Mazet
RépondreSupprimerHonte à la France d'accorder un retrait de l'hommage à Céline sous la demande d'un groupe qui se met ainsi en marge de la démocratie. Car non seulement ils interdisent cette hommage mais de ce fait ils condamnent une façon de penser et de vivre qui régit une periode de notre histoire sous pretexte qu'ILS ne l'acceptent pas...je vous le demande, mais ou va t'on ?
RépondreSupprimerCélébrer ou commémorer, Albin s'interroge.
RépondreSupprimerBonjour Réda,
RépondreSupprimerLa relation de Céline avec la mer me fascine, Vous avez raison pour son père et son influence sur sa relation avec la mer. Dans des lettres de jeunesse, lors de son séjour en Allemagne, Louis s'informe de la barque que possédait la famille et sur laquelle il devait «naviguer». Je retiens votre proposition. Merci encore de vos commentaires.
Pierre