samedi 1 janvier 2011

Le destin de Louis-Ferdinand Céline

«Je suis de sentiments complexes et sensitifs – la moindre faute de tact ou de délicatesse me choque et me fait souffrir car au fond de moi-même je cache un fond d’orgueil qui me fait peur à moi-même – je veux dominer non par un pouvoir factice comme l’ascendance militaire, mais je veux plus tard ou le plus tôt possible être un homme complet – le serais-je jamais? (…) Mais ce que je veux avant tout, c’est vivre une vie remplie d’incidents que j’espère la providence voudra placer sur ma route, et ne pas finir comme beaucoup ayant placé un seul pôle de continuité amorphe sur une terre et dans une vie dont ils ne connaissent pas les détours qui vous permettent de se faire une éducation morale – si je traverse de grandes crises que la vie me réserve, peut-être je serai moins malheureux qu’un autre car je veux connaître et savoir, en un mot je suis orgueilleux – est-ce un défaut? Je ne le crois, et il me créera des déboires ou peut-être la réussite.» Carnet du cuirassier Destouches, dans Casse-Pipe illustré par Tardi p.89 Gallimard/Futuropolis

En lisant ce texte écrit en 1913, il y a peu pour se convaincre que le jeune cuirassier Destouches percevait déjà les chemins tortueux qu’il aurait plus tard à emprunter. Bien sûr, ces propos peuvent se retrouver dans la bouche de n’importe quel jeune homme de 19 ans. Qui, à cet âge, ne rêve pas d’un destin exceptionnel, hors du commun? Des conquérants d’hier aux vedettes rock ou sportive, le lien est en continu, hormonal et éternel. Un temps, un penseur ou un artiste peut venir s’intercaler, mais pour un moment seulement, pour justifier le va-t-en-guerre et laisser toute la place aux paillettes; l’homme est une bête assoiffée de gloire et de pouvoir. Il est toujours fascinant de voir le peintre, l’écrivain ou l’intellectuel se répandre et s’abaisser en courbettes pour laisser sa place devant le puissant ou le tortionnaire et le justifier.

De l’aveu de l’engagé Destouches, sa trop grande sensibilité et son dégoût pour la vulgarité, l’éloigne naturellement de la sordidité de la gloire militaire et de son extension naturelle, la carrière politique. Il insiste : «pouvoir factice». Il a du mal à s’adapter à la vie militaire, nous connaissons, par des lettres d’officiers responsables de la nouvelle recrue adressées à son père, ses incompatibilités de caractère avec la vie de caserne et, plus particulièrement, la lourde familiarisation avec son cheval.

La suite des choses montrera que Louis saura surmonter les aléas de la formation et fera son «devoir» sur le champ de bataille, jusqu’à sa blessure et à sa réforme. Cette expérience douloureuse servira qu’à confirmer ses perceptions en renforçant un peu plus sa vision du monde; son séjour aux colonies ne fera qu’affirmer sa volonté à devenir autrement.

Ce texte, naïf et orgueilleux, est tout de même significatif, il s’en dégage une assurance et une détermination difficile à ignorer et que, Destouches lui-même, au-delà des clichés, devait profondément ressentir et pressentir. Un appel intérieur, la certitude d’être destiné à quelque chose d’exceptionnel, encore inconnue, mais fantastique et probablement effrayant. Imaginons l’angoisse et les tourments qui l’ont alors habité, et ce, pour le reste de sa vie. Les épisodes extraordinaires ne manquent pas, son vécu et l’ensemble de ses expériences démontrent une volonté et une force de caractère peu commune.

Pensons à un épisode moins connu et d’apparence banale où, lorsque blessé, le cuirassé exige l’extraction d’une balle reçue au bras sans anesthésie, de crainte qu’on ne l’ampute pendant l’opération. On a du mal à s’imaginer les conditions de vie des combattants de 14, le peu de moyens, leurs souffrances et leur incompréhension envers ces mises à mort à répétition, l’absurdité des dirigeants qu’on leur impose.

Pour nous, d’un autre temps, où l’information comme la guerre n’est plus que virtuelle, ce passé ne correspond plus qu’à des statistiques anonymes des «compteurs de puces» et à l’analyse des grandes politiques internationales par des élites occupées à justifier leurs propres mensonges, la vie du commun, mort au combat, importe peu… Ces gens sont nés il y a plus d’un siècle et, de toute manière, guerre ou pas, ils seraient, aujourd’hui, morts et oubliés… À quoi bon pleurer sur leur sort?

C’est peut-être ici, justement, dans cette indifférence collective, dans la frivolité des peuples, devant la folie de leurs maîtres et leur oubli volontaire des causes de leur misère séculaire, que Céline trouvera l’expression de sa véritable différence et la voie de sa fortune. Après la guerre, après les colonies, il se consacrera au triste sort des hommes; c’est-à-dire soulager la souffrance physique, contribuer à améliorer les conditions de vie de l’humanité en devenant médecin.

La transition du soldat/colonisateur en médecin/bureaucrate au service de la Société des Nations se situe dans la continuité de son cheminement, d’un grand ensemble à un autre, de la guerre entre les nations à la médecine internationale. Il croit avoir enfin posé les bornes définitives de sa véritable vocation, soit d’épurer le monde de la maladie en partant du haut de la pyramide, en rédigeant des rapports, des comptes rendus de missions, des recommandations, des articles… Inconsciemment, Louis Destouches médecin, pense pouvoir catalyser sa trop grande sensibilité, en observant la souffrance et en l’enfermant dans des concepts théoriques et, surtout, rassurants pour ses patrons, ce que l’on n’identifiait pas encore comme la Communauté internationale.

Il se rend bien compte qu’il participe à une énorme mise en scène pour justifier des carrières et donner l’illusion que les riches se préoccupent des démunis. À cet égard, son passage à la SDN est formateur : pour soigner véritablement, il n’y a que le terrain, la pratique, l’action directe. De docteur/bureaucrate, il passe au service de la banlieue en devenant médecin/pratiquant, persuadé qu’il n’existe pas d’autres professions où, un être se retrouve seul face à un autre, avec la responsabilité ultime de le soulager et, comme il le dira à la fin de sa vie, le seul moyen de le rendre moins méchant.

Encore là, c’est insuffisant, soulager sans combattre la misère ne guérit rien en soi, car de la douleur du corps provient aussi de celle de l’esprit. La résignation de l’homme envers ses conditions d’existences et son acceptation du mensonge, comme mode de fonctionnement, est inacceptable. C’est alors, désirant aller au-delà de son rôle de simple soignant, le médecin se dédoublera en écrivain et en chroniqueur témoignant de la rapacité des uns, de la faiblesse et de la soumission des autres.

Il se doit de rendre compte, d’illustrer, d’amplifier, de provoquer et de dénoncer l’inertie d’un système qui, à l’image de ses acteurs, est entièrement pourrie. C’est ainsi, par la consécration de sa sensibilité sur le monde au détriment de la «raison», que se précise le destin de Destouches, sa métamorphose en Bardamu/Céline qui lui permettra enfin de se consacrer véritablement au «connaître et au savoir» des hommes. Avec «Voyage au bout de la nuit», il n’a pas encore 40 ans et, croit-il, vient d’atteindre la réussite; davantage que la réussite, il vient de se découvrir et révéler sa sensibilité. Alors suivront les déboires, bien plus tôt qu’il ne le croit.

Nous le savons, la particularité de ce destin constitue l’expression première du XXe siècle. Céline est à la fois acteur (soldat, médecin, pamphlétaire) et artiste (romancier, pamphlétaire, chroniqueur). Il possède la faculté rare d’englober le temps et les évènements en constantes confrontations, puis de les retenir et les fermenter, de les catalyser et, enfin, de les dénuder en les déstructurant, en les réduisant à leur véritable nature, illusion et mensonge.

En quelque sorte, son destin est d’être le récepteur d’une énergie sauvage en suspension, produit par le choc des idéologies et d’en absorber la fusion des émotions de ce siècle de démence. En les amplifiant, il désire en démontrer l’absurdité, en les stylisant et à les intervertissant dans l’écrit, il les fixera dans le temps. Céline réussit à contrebalancer les interprétations officielles des historiens et autres analystes certifiés pour que la postérité réalise la bêtise de cette immense soufflerie d’hommes, de tueries et bousculades de peuples à la chaine au cours de ces années de délires.

Le sort de Céline va au-delà de l’originalité du personnage et de la perfection de son art. Imprécateur, il porte le fardeau d’un échec, une civilisation qui agonise sous les coups de boutoir de ses nouveaux Dieux. Il est le témoin lucide de la défaite, celui du galop de la cavalerie contre les chenilles des blindés et du sabre tourbillonnant contre l’éclat de la bombe atomique; de la décomposition du travail par la robotisation, l’intensification de la production et la transformation progressive de l’homme en une perfection technologique. Vanité et supériorité, négation de la mort et droit à l’immortalité, la déshumanisation est en cours d’achèvement. Dans ce monde, l’émotion est une tare et, le senti, une maladie à contrôler et maintenir sous l’emprise des antidépresseurs. La psychologie, théologie des nouveaux prêtres, canalise les passions et les adapte aux besoins du marché.

Plus que témoin des catastrophes propre à son temps, le véritable destin de Destouches/Bardamu/ Céline fut d’en pressentir les nouvelles, celles qui en découleront nécessairement dans la poursuite de l’abêtissement et de l’acculturation progressive de l’homme avec, à plus ou moins long terme, son asservissement complet au matérialisme. Pour le soldat/médecin/écrivain, tout est lié, la modernité marche en cadence avec les guerres perpétuelles et l’humain est le pantin d’un jeu qu’il a lui-même créé, mais dont il ne contrôle plus aucune règle.

Pierre Lalanne

2 commentaires:

  1. Merci pour cette franche et belle synthèse. Un plaisir que de vous lire.

    J'aurais mon petit point de vue, sur l'insaisissable esprit fin et argotique de Céline.

    Mais comme il disait : pas de bavardage.

    Salut à vous.

    RépondreSupprimer
  2. Il est intéressant de voir que l'intelligence humaine a encore au 21e siècle quelques flammes d’énergie pour produire un témoignage avec une certaine substance. Ce texte écrit par un certain Pierre Lalanne a une certaine résonance qui mérite et demande de l'attention. Est-il vraiment compris à ce jour dans toute sa valeur? espérons que oui, dans le contraire nous allons donner raison à ce fabuleux auteur qu'a été Celine dans ses vues apocalyptiques sur ce que nous appelons faute de mieux la civilisation des hommes.

    RépondreSupprimer