Je l’entends rigoler ou bien rugir à cette question prétentieuse et provocatrice, lui, n’ayant appartenu à personne, sinon à lui-même. Sa liberté d’esprit, son indépendance farouche et son regard acéré qui a suivi une époque tourmentée. Sa vie est également à la mesure de son siècle, écartelée et déconcertante. Être et l’écrire, le décrit le mieux. Grâce ou à cause de son parcours, Céline a transcendé la réalité et l’a permutée en fonction des circonstances et des hasards qu’il a volontairement et violemment provoqués. Peu importe les résultats de la translation, c’est-à-dire le délire, le rejet de ses pairs jusqu’à l’isolement. Jusqu’au reniement.
Les autres conséquences de cette provocation des hasards, nous les connaissons aussi : les réactions, la vengeance et les menaces d’exécutions. Puis, vint le temps de la censure, la mémoire collective tronquée et la séparation définitive des bons et des méchants, les coupables d’un côté et, de l’autre, les purs. Céline souffre terriblement de la haine des siens, c’est indéniable, mais la souffrance fait également partie de son cheminement. Elle fait partie de son écriture, sans cette souffrance qui se transforme et s’adapte au gré des évènements, Céline ne serait pas Céline, il n’existerait pas. Pareil aux autres, à nous tous, il se serait contenté de subir et de se taire.
La différence a son prix, il ne peut rien contre le reniement qui l’afflige, la condamnation, le rouleau compresseur de la «raison d’État» et cette nécessité d’un «renouveau» absolu, ce «ciment social», qui se trouve mille fois plus importantes que le sort d’un individu, que l’itinéraire irréductible d’un insoumis et pire encore, d’un artiste. À cet égard, l’intégrité et la sincérité de l’homme envers sa patrie et de l’écrivain face à l’histoire sont irréversibles. Il demeure irrécupérable, car, c’est dans son essence que Céline est dangereux, cette terrible acuité à remettre en question le but de notre Voyage à tous; le beau devant nous conduire collectivement à la félicité.
Paradoxalement à sa réputation sulfureuse, c’est par sa sensibilité et par sa finesse que Céline nous rejoint le plus et réussit à imposer sa supériorité sur l’ensemble de ses contemporains; supériorité inacceptable et impardonnable aux yeux des médiocres. Il a réclamé et imposé à tous sa différence et, par le fait même, son unicité, son individualisme, en affichant une liberté d’esprit agressive envers une époque où, l’implication dans une idéologie ou une autre, faisait office de religion; ce mensonge enrobé d’allégresse. Précisons que « L’objectivité idéologique », propre à notre temps, n’a pas vraiment modifié la donne, mais simplement recouvert d’un voile de pudibonderie où, inatteignable, l’intellectuel se vautre dans ses visions soporifiques d’une société aseptisée.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la détermination de Céline à demeurer un parfait solitaire, un anarchiste de la pensée et, bien entendu, cette assurance est perçue par la plupart, comme une position intenable, un signe évident de folie ou d’inconscience et une attitude irresponsable. Enfin, son refus définitif à admettre « ses erreurs » ne fait que confirmer l’opinion générale. En fait, en refusant la soumission judéo-chrétienne par une confession publique et le pardon universel comme rédemption, Céline s’est mis lui-même et définitivement en dehors de la société en réaffirmant une fois de plus son indépendance.
Si au moins, il avait reconnu s’être trompé et demandé… regrettent-ils, comme un curé qui laisse échappée, à son dernier souffle, une âme perdue.
La plongée célinienne dans la démesure est davantage une volonté de démontrer sa liberté, plutôt qu’une conviction fanatique envers la nature de son délire. Le devoir de sujétion constitue le pire des asservissements, d’autant plus que cette obligation morale repose sur le mensonge. Cela lui est insupportable, alors il se cabre et provoque encore et encore, jusqu’à l’outrance. Le racisme de Céline n’est pas une nécessité absolue, mais un moyen d’exacerbation conjoncturel envers une situation, pour lui, insupportable et insurmontable. Une réaction d’autodéfense limitée dans le temps, l’ultime moyen de provoquer des réactions et d’éviter une catastrophe.
Le besoin de frontières, de renforcement de l’identité par l’appartenance à un territoire, constitue une réaction instinctive de survie, comme se nourrir et se reproduire. L’abolition des «repaires nationaux» en tant qu’idéologie et modèle de société est un leurre et ne sert que la propagation des valeurs libérales par la réduction de l’imaginaire et sa transformation en une machine à produire et à consommer.
Étrangement, malgré l’aversion qu’il suscite, Céline fascine. Est-ce l’attirance envers le mal, que l’on voit en lui? Cet ange déchu, jouant le rôle du serpent en offrant aux pauvres mortels, le fruit défendu de la connaissance. Ses offrandes renferment les mystères, les secrets et les paradoxes de la vérité, mais surtout de la mort, inexorable et définitive. On ne compte plus les études, les thèses, les articles scientifiques, les hypothèses, les recherches universitaires et les analyses savantes sous le scalpel des spécialistes, tous veulent cerner cette «petite musique» qui ensorcelle aussitôt qu’on l’entend. Tous veulent comprendre, saisir l’étincelle, l’adéquation du génie et du délire qui, fatalement, conduit à l’ultime révélation… Le lien entre la beauté du verbe et la saleté du monde, comme s’il pouvait vraiment y avoir une véritable coupure entre les deux.
Ainsi, depuis quelques décennies, la recherche est impressionnante et passionnante. Elle reflète cette fascination que suscite Céline et le désir presque obsessionnel de savoir, de percer la férie célinienne et l’enrober de concepts multiples et complexes qui expliqueraient tout. Peut-être s’agit-il aussi de l'envie inconsciente de l’accaparer, le domestiquer, le dompter afin de le mettre en cage et en diplômes. Alors, son écriture ainsi enfermée dans des livres autres que les siens, ses secrets conceptualisés, Céline sera enfin démystifié et beaucoup moins dangereux; lentement, alourdis, il sombrera étouffé dans l’épaisseur des encyclopédies.
Étudier Céline est, certes, le signe d’une grande vitalité, mais le danger est d’oublier le plaisir du lecteur, curieux de toucher au mystère célinien. Lire Céline est avant tout une aventure fantastique, une expérience unique et éprouvante, mais combien stimulante et rafraichissante. Il y a là une langue hors du commun qui bouleverse et ébranle profondément les sentiments du lecteur et, surtout, ces certitudes.
Céline doit donc, avant tout, demeurer accessible à tous, il y a nécessité d’entretenir le plaisir de le lire et la curiosité de découvrir l’ensemble de son œuvre. L’écrivain ne doit pas tomber sous l’emprise exclusive du savoir universitaire et devenir uniquement un sujet de thèse. Un abus de science, tue l’attrait du mystère et lecteur s’en détournera. Le rôle de l’université consiste aussi à vulgariser et susciter l’intérêt, le plaisir de connaître, de découvrir par soi même, sa propre vérité et la séduction célinienne fera le reste, dévoilera son incroyable vivacité.
Frédéric Vitoux, dans son avant-propos à son livre : «Céline, l’homme en colère», soulève fort justement ces interrogations :
«Céline salué par le monde entier? Sans aucun doute, mais par qui? Par quelques centaines, voire au mieux quelques milliers d’étudiants éparpillés (…) Et en France? Les chiffres sont éloquents. Gallimard vend chaque année quelques dizaines de milliers d’exemplaires de «Voyage au bout de la nuit», sensiblement moins pour «Mort à crédit». Pour le reste? Les tirages de Guignol’s Band ou d’Un château l’autre restent misérables. Pourtant, il s’agit bel et bien de chefs-d’œuvre. Céline serait-il l’auteur le plus méconnu de la littérature moderne? (…) En d’autres termes, il n’est pas indifférent ou inutile de reprendre notre bâton de pèlerin, non pour convaincre les plus avertis du génie de Céline et de son importance dans la littérature française, car se combat-là est gagné, mais pour le présenter au grand nombre, à de nouvelles générations, pour l’éclairer non pas à la lumière d’un seul livre (…) mais de toute son œuvre, reflet de toute sa vie.» «Céline, l’homme en colère» aux Éditions écriture, 2009 P.13
Alors, en 2011, juste 50 ans après sa mort, à qui appartient Louis-Ferdinand Céline? Aux universitaires qui le décortiquent en tous sens ou aux simples lecteurs qui, un jour, pour en avoir entendu parler au hasard d’une conversation, par un ami, un professeur, ose ouvrir un livre de Céline et y découvre un monde insoupçonné rempli d’obscurité, de musique, de danse, de féérie et de grandes vérités.
Une légende urbaine (je n’ai pas retrouvé la référence) raconte que le livre de poche le plus dérobé dans les librairies françaises est «Voyage au bout de la nuit». Si cela est véridique, il s’agit d’un signe rafraîchissant, un clin d'oeil sympathique qui nous montre l’image d’un Céline rebelle et jeune, attirant l’insoumis, des lecteurs la recherche de leur propre vision du monde, des interprétations, des vérités que nos sociétés modernes sont incapables d’offrir. Une réaction salutaire au lavage de cerveau systématique et quotidien subit par les troupeaux étudiants, perdus dans un système d’éducation axée sur les besoins insatiables du marché et qui assassinent l’imaginaire des jeunes en réduisant d’autant leur épanouissement naturel, si important aux yeux de Céline.
Cinquante ans et la question reste sans réponses, Céline n’a toujours pas de propriétaires, d’attaches, d’écoles attitrées, de tendances, de modes, il est toujours solitaire et unique, inclassable, indéfinissable, et, surtout, à l’extérieur de toutes formes de chapelles. La preuve, c’est qu’il va toujours chercher ses lecteurs à gauche, à droite et aux extrêmes de toutes les tendances. Il ne s’accroche pas au vulgaire, au paraître, il glisse entre les doigts de ceux qui cherchent à le tenir par terre, le nez enfoncé dans leur pourriture. Méfiant, il se laisse approcher, à petits pas par ceux qui sont prêts à l’aborder et à se laisser tenter avec une absence totale de pudeur et de préjugés où les mises en garde sont plus importantes que le véritable contenu.
En fait, Céline appartient, peut-être, seulement aux enfants, il détient un peu de leur innocence, leur vulnérabilité et leur impuissance face à la lourdeur des adultes. Verbalement, il peut être violent comme eux et sans trop de raisons apparentes, puis, subitement, devient d’une grande tendresse devant de simples banalités. À ses yeux, l’enfance est le symbole d’innocence et de pureté, seuls les enfants et les animaux possèdent ce rare privilège.
Sans autres droits de propriété que leur enthousiasme, il y a ceux qui désirent maintenir vivante la présence de Céline, la rendre accessible au plus grand nombre et, par le fait même, contribue à la diffusion de ses œuvres et à la connaissance de l’homme. Soulignons l’importance de sites Internet, comme Louisferdinandceline.free.fr lepetitcelinien.blogspot.com ou celineenphrases.fr, qui contribuent à la vitalité de l’écrivain et que penser de la persévérance et du professionnalisme du «Bulletin célinien» de Marc Laudelout qui, depuis 30 ans et malgré le silence des «grands médias» autour de Céline, s’acharne à montrer l’envergure du personnage et le rendre incontournable.
Lorsque, ce 1er juillet 1951, Céline disparaît dans le silence et l’indifférence, la France préférant s’émouvoir du suicide d’Hemingway, plusieurs se sont réjouis; enfin, nous n’entendrons plus parler de ce salopard, on finira bien par oublier ses livres. La sortie de Céline correspondait à la vie qu’il a menée, sans compromis… «… pas de médecin, pas d’hôpital » qu’il dit, à Lucette, preuve qu’il entendait rester maître de son destin jusqu’à la fin et même bien au-delà.
Pierre Lalanne
Ou alors il avait bien une fibre mystique, héritée.
RépondreSupprimerSon père aussi avait des petits secrets (Céline raconte ça dans Mort à crédit).
Le vingtième siècle a bien mystifié les "figures" des grandes idéologies, ces idéologies dont les charniers connaissent l'ingénierie en bout de chaîne ! alors pourquoi ne pas mystifier Céline... moi j'ai découverts des tas de ses secrets de Céline, sa petite sorcellerie blanche... mais ça n'entame en rien son mythe, je l'entretiens, j'en ai découvert, enfin je pense, pour sûr de mon point de vue, par méditations, par simples recoupements, ou déductions, c'est d'un autre monde que le notre que de transcrire comme il l'a fait un monde aussi pourri, avec les moyens littéraires et populaires, pour laisser transparaître un autre monde pas bien défini, une sensibilité, une tendresse, une mélancolie, une goût de vivre, et même un goût des autres.
Mais oui, je pense qu'il s'est débrouillé pour être éternellement imbuvable, et peut-être ses oeuvres sont-elles des sortes de grigris qui font leur chemin petit à petit, en dehors même des livres... dans la vie.
Salut à vous.
je veux souligner ce site de mon pays (Italie) qui est vraiment important pour les céliniens italiens.
RépondreSupprimermerci et salut à tous
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci à vous, pour vos commentaires chaleureux.
Pierre
Merci M. Lalanne ! Céline au Panthéon !
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