lundi 14 mars 2011

Le procès de Céline «Toujours l’article 75 au cul»

«Toujours l’article 75 au cul»

Le procès de Céline

1944-1951

Gaël Richard

Éditions du Lérot, Tusson, Charante 2010

De prime abord, voici un livre qui peut paraître lourd, sans âme, procédurier avec une stricte présentation de documents chronologiques du dossier judiciaire de Louis-Ferdinand Céline. Pourtant, il s’agit d’un ouvrage patiemment rassemblé, retranscrit et annoté par Gaël Richard et, dès les premières pages, l’intérêt est palpable, comme si nous étions lancés à la poursuite d’une vérité cachée, d’une signification autre de ce qu’on désire bien nous laisser lire et entendre habituellement.

Divisé en quatre parties inégales, du départ de Céline en juin 1944, jusqu’à l’ouverture de l’instruction en avril 1945, de l’instruction du dossier Destouches de mai 1945, à novembre 1949 et de l’ordonnance de contumace au jugement de la cour de justice entre, novembre 1949 et février 1950. Enfin, du tribunal militaire pour la demande d’amnistie à la Cour de cassation en décembre 1951. Un texte présente les documents et résume chacune des périodes et chaque pièce est annotée par l’auteur.

Au-delà de l’intérêt juridique, correspondances officielles, mandats d’arrêt, saisis, convocations, commissions rogatoires, analyse des textes céliniens, répertoires de citations antisémites présentes dans ses livres, lettres de l’inculpé, de ses avocats, information concernant la contumace, décision de cassation, car, tout cela peut sembler difficile d’approche, aride et fastidieux. Une lecture ennuyante, en pensant à la sécheresse habituelle du vocabulaire juridique; forme spécialisée et hermétique, établie pour que seuls les experts se plaisent à s’y retrouver, plaider, argumenter et gagner leur pitance sur le dos du profane et de l’inculte.

Pourtant, il y a une sorte de fascination morbide dans cette lecture, de percevoir la marche de la machine judiciaire et sa lente progression, qui s’appliquent inexorablement à coincer et à broyer l’accusé et qu’importent les circonstances, la réalité du monde en guerre. L’homme possède cette faculté merveilleuse de fabriquer des monstres destiner à humilier ses semblables et qui, en même temps, servent à justifier des valeurs d’humanité et de droits qui vont à l’inverse des résultats attendus.

Dès le départ, nous sommes devant une certitude indéniable, Céline est coupable. Tout le monde le sait, les libérateurs et le nouveau pouvoir qui mettent en place l’appareil de l’épuration. il suffit de le retrouver et peu importe le temps, les moyens, sinon il finira reviendra bien par revenir de lui-même, comme un chien pour quémander la clémence de ses juges. Dans notre société, il y a toujours matière à la faute, aucun homme n’est à l’abri du péché; aucun n’a rien à se reprocher. Même le Saint des Saints a succombé, ne fût-ce qu’une fois, même avant de naître nous sommes salis par la Faute, alors Céline, c’est l’embarras du choix.

Une procédure qui va se prolonger sur plus de sept longues années … «il s’en est passé des choses»… Céline qui, en ce mois de juin 1944, quitte sa butte avec une idée bien précise en tête, le Danemark. Il n’agit pas sur un coup de tête, sa fuite est souhaitée, planifiée et ses droits d’auteur changés en or et qui l’attendent là-bas, enterrés dans le fond d’un jardin. Précisons que ce désir de fuite existe depuis bien avant la guerre, sa correspondance en fait état, recherche d'une terre d'accueil, un lieu où se réfugier, une île où se mettre à l’abri de la catastrophe qu’il ressent comme un fardeau à porter et qui transpire dans chacun de ses écrits.

Avec Lucette et Bébert, en passant par Baden-Baden, ils traversent l’Apocalypse, s’arrêtent à Sigmaringen, y laissent Le Vigan et parviennent à destination, après leurs lots de misères et de malheurs où, le Céline médecin, soigne sans compter quelque soit l’endroit où il se trouve. Puis, c’est 18 mois de réclusion qui l’attendent et la «résidence surveillée» avec la promesse de ne pas quitter le territoire danois. Sept ans, avec «Toujours l’article 75 au cul», cette accusation de trahison qui pour lui, est incompréhensible, lui patriote et profondément français n’a jamais rien trahis, bien au contraire.

Il faut lire ses cahiers de prisons et ses lettres pour bien saisir l’angoisse de l’extradition, avec toutes les menaces et les incertitudes que cela comporte, les craintes de se retrouver dans une prison française, les humiliations, le procès bâclé, l’exécution sommaire ou l’accident malheureux et même le «suicide assisté». Il est clair que Céline, d’une façon ou d’une autre, n’aurait pas survécu à un internement en terre de France, les haines à son endroit, bien trop grandes, bien trop entretenues au fil du temps.

En effet, parallèlement à la procédure judiciaire, les faussetés courent et vont dans tous les sens, insidieux, rumeurs que l’écrivain se la coule douce et mène la grande vie, salons, dîners, réceptions alors que déjà, il vit en ermite, sur les bords de la Baltique, en attente de revenir en France un jour. Les journaux, communistes surtout, sonnent la chargent et tentent d’influencer la procédure, la durcir, rappeler sa culpabilité, le dégoût qu’il faut ressentir pour cet homme. En fait, ils ne désirent pas d’un procès pour établir un éventuel degré de culpabilité des actes de Céline, mais le condamner et à la peine la plus lourde possible.

Au Danemark les communistes sont solidaires et accusent le gouvernement de protéger Céline et d’offrir un traitement de faveur à un nazi notoire recherché par toutes les polices du monde, tandis qu’en France, ils fomentent des accusations des plus farfelues : Céline au service de la Gestapo, Céline photographié à Katyn, voyage de Céline en Allemagne au service de la propagande allemande, espionnage, dénonciation.

De son côté, la machine judiciaire bouge très lentement, lorsque le mandat d’arrêt contre Céline est lancé pour haute trahison, en vertu de l’article 75 du Code pénal et de l’ordonnance du 26 juin 1944, et après déjà avoir été pillé en août 1944, son appartement, rue Girardon, est officiellement perquisitionné, mais seulement au début de 1945. Tous les documents sont saisis, ses livres, et papiers, à la recherche d’éventuels manuscrits, le courrier accumulé depuis des mois, à l’affut des fameuses preuves de sa collusion avec l’ennemi, sa trahison qui semble tellement évidente.

Un premier plaisir, disons extrajudiciaire du livre de Gaël Richard, la présence de sensibilités auxquelles on ne s’attendrait pas à découvrir au dossier Céline. Il s’agit des lettres reçues depuis son départ précipité, en juin 44. Découverte d’autant plus intéressante que Céline, généralement, ne conservait pas les lettres qu’il recevait.

La correspondance illustre simplement la vie quotidienne dans les derniers jours de l’occupation, des lettres de l’administration, des relevés bancaires, un état de compte de l’éditeur, des factures; voilà bien la marque d’un départ précipité sans aucune indication de suivi du courrier et pour cause. Nous retrouvons également des lettres d’amis, de connaissances ou d’admirateurs, les inquiétudes des uns, on rassure Céline sur ses effets restés à Saint-Malo, les conséquences des combats, les bombardements, un avion qui s’écrase sur un café où l’on se réunissait et, surtout, le bonheur de voir enfin que les mauvais jours sont derrières; de la joie et de l’espoir, tous désirent se voir et se raconter pour profiter enfin de la vie tous ensemble. Donc rien de bien compromettant, pas de codes secrets, de renseignements destinés à l’ennemi, l’instruction devra chercher ailleurs.

Inutile de passer la procédure pièce par pièce pour constater la lourdeur du rouleau compresseur. Inexorable, il progresse et n’exige qu’une chose, non pas la vérité, car nulle part, sinon dans les lettres de Céline à ses juges, nous n’entendons parler de vérité, c’est la culpabilité de sa trahison que ses juges recherchent, même si les foutues preuves se font toujours attendre. Ce désir de broyer l’accusé est effrayant, rien ne l’affirme clairement, mais tout est présent, sous-entendu et tout se déroule en ce sens, la direction des procédures est ainsi odieusement pernicieuse.

Toutefois, l’efficacité générale de la démarche est bien différente, il y a des ratés, de l’hésitation, de l’étonnement de la part des autorités devant la minceur des accusations, la réalité ne rejoint pas la rumeur, Céline se défile. La justice ne semble pas trop savoir dans quelle direction fouiller, comme si, depuis toujours, ils croyaient que les preuves tomberaient du ciel et qu’il n’y aurait qu’à se pencher pour les ramasser à la pelle. Les responsables alimentent des commissions rogatoires, font réaliser des recherches sur l’œuvre, une d’entre elles réussit surtout à démontrer le caractère exceptionnel de la démarche de l’écrivain.

Autres ratés, les faits reprochés à Céline doivent, en vertu de l’ordonnance de juin 1944, se situer entre les années d’occupations, soit juin 1940 et la libération. «Bagatelles pour un massacre» et «L’école des cadavres» datent de 1937 et 1939, seul le livre «Les beaux draps» est publié pendant l’occupation. En principe, les deux premiers ouvrages ne peuvent être retenus par la poursuite. Toutefois, ces deux pamphlets sont réédités pendant l’occupation, mais Céline et ses avocats allèguent que le contrat d’édition de l’écrivain stipule que la réédition de ses livres relève entièrement de la responsabilité de Denoël et que Céline n’avait aucun contrôle sur la réédition de ses œuvres, mais peu importe, on n’en tiendra pas vraiment compte.

De plus, c’est également important, toujours en vertu de l’ordonnance de juin 1944, les propos antisémites ne constituent pas un délit en soi, mais seulement si les déclarions de l’inculpé favorisent l’intelligence avec l’ennemi. Il y a donc ici une nuance essentielle entre les effets réels du «délire célinien» des pamphlets et les faits de collaboration. Encore une fois, un mur se fissure.

Autre nuance, encore plus déterminante que les deux autres, les Éditions Denoël, accusées de collaboration avec l’ennemi, sont acquittées de toutes les accusations d’avoir, par leur publication, favoriser les occupants. Alors, comment donc reprocher à Céline d’avoir trahi par ses livres, alors que son éditeur n’a commis aucun acte répréhensible et susceptible d’avoir aidé l’Allemagne dans ses dessins? Reste peut-être les fameuses lettres aux journaux, cela semble bien pauvre pour la gravité de la faute qu’on lui reproche. Encore aujourd’hui on en fait des gorges chaudes, de ses lettres, sans vraiment les avoir analysées dans leur contexte.

Il n’y a donc pas vraiment à s’étonner que le gouvernement français fut incapable de convaincre les Danois (voir l’Affaire Céline de David Alliot) des crimes qu’aurait commis Céline pour justifier son extradition. Pour le Danemark, il est rapidement devenu évident que l’intégrité physique de Céline était menacé et qu’un jugement «équitable» en France était improbable. Il n’est pas étonnant non plus que Céline, jusqu’à la fin des procédures, ait toujours refusé de revenir en France de crainte d’être victime d’un obscur règlement de compte. Il savait les haines… depuis le Voyage qu’il savait, à cause du Voyage, qu’il disait, Céline.

Un autre élément du livre de Gaël Richard est la capacité de Céline, par ses lettres, à séduire et influencer ses juges et ses avocats l’encouragent fortement à agir en ce sens. Ainsi, il parvient à mettre dans sa poche un Commissaire du gouvernement, Seltesperger, qui recommande même, en 1949, le renvoi de l’accusation en chambre civique et l’abandon du mandat d’arrêt. Bien entendu, le commissaire est aussitôt révoqué et un autre nommé à sa place, un peu plus en symbiose avec la «raison d’État».

En effet, le politique ne peut laisser échapper Céline à la justice implacable du nouveau pouvoir, ce qu’il a fait est trop horrible, même si personne ne sait vraiment ce qu’il a commis comme crimes. L’opinion a besoin de vengeance, de chair et de spectacle; le pouvoir, surtout sur la pression des communistes l’a tellement dénigré, qu’une absence totale de sanction apparaîtrait comme une terrible défaite, de la mollesse, un non-sens. En réalité, tout au long de la procédure, le système judiciaire semble relativement paresseux dans la préparation du dossier, c’est le politique qui semble pousser le dossier et le ramener périodiquement à l’agenda.

Devant la pauvreté des faits et malgré les efforts de la poursuite, l’accusation en vertu de l’article 75, ne peut être retenue contre Céline et se limite à l’article 83 qui, excluant la trahison et la peine de mort, prévoit tout de même de nombreuses années d’internement en cas de culpabilité. Le refus de Céline de se présenter amène une ordonnance de jugement par contumace, c’est-à-dire sans débat contradictoire. Le procès est fixé pour le 21 février 1950 et les avocats ne pourront plaider, ce qui semble desservir l’écrivain puisqu’il ne peut véritablement se défendre, mais dans les faits cela aurait-il changé quelque chose au résultat?

Juste avant le procès, une offensive en faveur de Céline est lancée, une trentaine de lettres en sa faveur parviennent au juge : Henry Miller, Marcel Aymé, Pierre Monier, Marcel Jouhandeau, témoigneront pour Céline, insistant sur le statut de l’écrivain, sa grandeur, sa bonté en tant que médecin et de son incapacité totale à collaborer avec qui que ce soit et encore moins avec les ennemis de la France.

La lettre la plus émouvante, la plus juste vient probablement de sa secrétaire Marie Canavagia, qui est bien en mesure de saisir l’esprit de l’écrivain :

«… Cela m’a permis de me rendre compte de sa façon de travailler. À la poursuite des rythmes il composait toujours dans un état d’extrême fébrilité où il perdait facilement le sens des proportions. Ayant un don exceptionnel de la caricature il l’appliquait à tout, à tous et à lui-même. Il m’a dit un jour que lorsqu’on écrivait à la première personne il n’y avait qu’un seul moyen de s’en tirer : «se noircir». Ce mot me parait expliquer bien des choses. Vouloir faire entrer ces outrances dans le cadre d’une propagande partisane est méconnaître complètement l’esprit». (P.263)

En fait, il y a très peu de témoignages contre Céline, pourtant le verdict et la condamnation paraissent complètement démesurés en fonction du contenu réel du dossier.

Deux questions sont posées :

1ere question :

Destouches Louis-Ferdinand dit Louis-Ferdinand Céline, accusé non présent est-il coupable d’avoir en France, de mil neuf cent quarante à mil neuf cent quarante quatre, en tout cas entre le seize juin mil neuf quarante et la date de la libération, en temps de guerre, sciemment accompli des actes de nature à nuire à la défense nationale?

2eme question :

L’action ci-dessus spécifiée sous la question numéro un a-t-elle été commise avec l’intention de favoriser les entreprises de toutes natures de l’Allemagne puissance ennemie de la France ou de l’une quelconques des Nations alliées en guerre contre les puissances de l’Axe? (P.294)

À la majorité des voix, oui aux deux questions. Céline est reconnu coupable et condamné à un an de prison, 50 000 francs d’amende est déclaré en état d’Indignité nationale et à la confiscation de la moitié de ses biens présents et à venir. Convenons que C’est loin de la peine de mort, mais, c’est beaucoup en fonction de la réalité du dossier et démontre une profonde injustice envers lui.

Reste pour Céline la demande d’amnistie en raison de ses états de service comme ancien combattant. La procédure est tenue secrète afin de ne pas ameuter les médias et lors de l’annonce de la décision du tribunal militaire, le scandale éclate une nouvelle fois et le gouvernement exige la cassation de la décision. Après plusieurs mois, il y a effectivement cassation pour vice de forme, mais cela ne change rien pour l’accusé. Céline est officiellement amnistié et de retour en France.

Il est facile, aujourd’hui, d’affirmer que Céline s’en est relativement bien sorti, qu’il aurait mérité pire. C’est surtout parce que, du Danemark et par l’entremise de ses avocats, il s’est battu pendant sept ans, à coups de lettres, de mémoires et par l’acharnement de quelques amis. Céline a résisté pour faire valoir son point, qu’il n’avait pas à servir de boucs émissaires tandis que d’autres passaient si facilement entre les mailles du filet.

Il fut pourtant condamné à un an de prison et à l’indignité nationale, ce qui, à la lecture du livre de Gaël Richard, apparait absolument démesuré en fonction du poids du dossier. C’est le mérite de ce livre qui, en présentant l’ensemble de la procédure judiciaire contre Céline, montre sans l’affirmer, que l’accusation ne tenait qu’à un pouvoir politique vengeur et que la machine judiciaire, malgré la pauvreté des preuves contre Céline, ne pouvait pas ne pas le condamner.

Pierre Lalanne


2 commentaires:

  1. Rien à redire sur l'intérêt du livre. Seul petit bémol : une déception vis-à-vis des éditions du Lérot qui nous avaient habitué à mieux en terme de qualité d'édition. L'ouvrage comporte un nombre certain de coquilles, d'erreurs de copié/collé (des paragraphes entiers redondants...), d'appels de notes dont la note figure à la page suivante, etc. qui dénote sans doute une hâte à le faire paraître cette année - au fait pourquoi ? - ce qui a induit une relecture bâclée.

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