mardi 1 mars 2011

Louis-Ferdinand Céline et le règne de la raison

«Ils sont partis vers la raison… La raison leur rend bien…Ils ne parlent plus que raison… Raisonnablement… brelans de cloches si fêlées… Les voici tout croulant de raison… Tant pis! … Les catastrophes les plus irrémédiables, les plus infamantes ne sont pas celles où s’écroulent nos maisons, ce sont celles qui déciment nos fééries…» Bagatelles pour un massacre p.347

Nous sommes en route pour le voyage, le dernier; parcours sans escales, sièges confortables, luxe, sécurité, connexion sans fil, musique. Nous sommes à bord du train aseptisé de la raison, lancé à vitesse TGV vers une destination incertaine, celle du bonheur et des plaisirs infinis, nous dit-on! La chance de vivre à une époque où tout semble nous orienter vers l’âge d’or de notre civilisation.

Pourtant, à la mesure de l'accélération, nos perceptions se rétrécissent, deviennent d’une petitesse infinie, nous sommes enfermés dans un compartiment vitré où notre vision se limite au défilement d’un décor déformé par la rapidité de nos actes, par la nécessité de réaliser dans la seconde les tâches les plus ordinaires. Le temps est l’ennemi, le vaincre absolument et sous toutes ses formes.

Cette obsession de la vitesse, la nécessité de croire que l’efficacité rime avec instantanéité est un non-sens, une sorte de complot inconscient pour empêcher l’humain de prendre le temps de réfléchir, de s’attarder aux conséquences de ses gestes. Dès la naissance, nous devons porter des œillères pour nous empêcher de voir les menaces et résister au viol de notre conscience. Un non-sens, parce que l’accomplissement de soi ne se fait pas en un quart d’heure entre deux émissions de télé, qu’une vie ne se limite pas à la rationaliser et à la comptabiliser; que le processus de création d’un artiste ne constitue pas une mode, «une fête à Neuilly», disait Céline, mais l’achèvement d’un voyage intérieur, ardu, solitaire et aux résultats aléatoires.

À une éternité de ces conceptions aux allures mystiques, la raison nie l’existence même de cet état intérieur, indépendant de la banalité du quotidien et difficilement contrôlable par le rationalisme. Intériorité si cher à Céline, ce qu’il appelait la vulgarité était la recherche directe et rapide de la satisfaction de désirs primaires; désirs incontournables et nécessaires, mais que la raison a érigés en dogme. Forcément, puisque la réflexion n’y a pas sa place. L’impulsion, la nécessité d’assouvir et de s’intégrer à la multitude, de communier avec l’ensemble, de se fondre dans une collectivité avide de frissons.

Cette raison absolue émerge des Lumières et se base strictement sur la science et doit conduire l’humain à une sorte de perfection divine, un bonheur matériel atteint par la force du raisonnement et de la déduction. Ainsi triomphera la civilisation moderne en jetant bas toute l’accumulation des vieilles superstitions et croyances pour, enfin, sortir l’homme de son obscurantisme millénaire.

Le perfectionnement des techniques devrait amener l’humain aux portes du savoir absolu, des origines, lui faire côtoyer «la création» et lui permettre même de faire mieux que la série de Dieux qui se sont succédé depuis la nuit des temps. Plus puissant, l’humanité parviendrait même à éviter les «erreurs de la nature», endiguer les maladies, améliorer le confort, réduire la dureté du travail, canaliser les intelligences, contrôler les émotions et les «travers» de la nature humaine : créer un être parfait

Pour l’implantation définitive du règne de la raison, sa domination tyrannique sur l’ensemble de la planète, elle doit également rendre les hommes égaux en droits (de crever libre sur les champs de bataille) et en devoirs (d’élire ses tyrans), afin de parvenir à cette finalité ultime, de rendre les humains tous semblables devant leurs pairs, les uns et les autres, quelques soit l’endroit où ils vivent. Robotiser l’être, créer «Le meilleur des mondes», détruire les frontières, tuer le rêve en l’abaissant au niveau du vulgaire, de l’accessoire, le syndrome du voisin gonflable… abaisser l’égalité à une histoire d’avocats. L’argent, le commerce, comme moyen d’unification, comme langage universel.

Un phénomène assez facile à constater, de plus en plus, l’organisation sociale qui encadre l’existence laisse bien peu de place à l’expression d’une identité quelconque, d’un relâchement émotionnel, de la promotion d’une différence qui sort des règles de la raison. Bien au contraire, toute forme d’affirmation autre qu’économique est associée à une régression.

De l’enregistrement de la naissance à la certification du décès, tout apparait propre, planifié, prévu, imposé, aplani. Inéluctable. À moins d’une marginalisation radicale, il est très difficile de sortir du carcan décrété par une pratique présentée comme stimulante, édifiante et allant de soi, la seule possible… produire de la richesse matérielle et le reste ira tout seul, les difficultés s’aplaniront. Forcément, laisser entrevoir que le rythme pourrait être différent, la manière autrement, menace la solidité de toute la structure. La lenteur, la réflexion, le questionnement, le doute, tout cela se situe aux antipodes de l’orgie mercantile de notre époque.

La vie est trop mystérieuse, trop libre, trop imprévisible, trop belle et trop dangereuse pour la laisser s’épanouir d’elle-même, en absence de balise et selon sa seule incarnation. La vie est une impulsion pouvant conduire celui qui en est malencontreusement doté aux pires excès, dans des lieux imaginaires aussi terrifiants qu’hallucinants que la société se doit de canaliser et d’orienter afin de donner à la vie une certaine sagesse, un sens pratique; lui donner simplement une raison, puisqu’il doit bien en exister une, sinon à quoi bon? Elle se limiterait alors qu’à une simple vérité, la mort.

Le but ultime de la raison est le prolongement de la vie matérielle, la conquête de l’éternelle jeunesse pour une satisfaction en continu des «plaisirs de la vie» qui permet de repousser la mort au-delà des possibles, à sa toute dernière extrémité, même la congeler afin de la protéger et de voir venir les futurs progrès de la technique. C’est-à-dire, en repousser l’échéance et, ultimement, la nier.

Même dissimulée par le spectacle de la quincaillerie médicale, la mort est effectivement terrifiante et Céline nous le rappelle tout au long de son œuvre; œuvres qui nous ramènent à notre propre vécu. Voir la mort en face, les yeux éblouis de l’agonisant, qui semble la regarder bien en face, la mort. Parfois, la souhaiter, la provoquer. Ce dernier souffle que le vivant, impuissant, guette avec l’espoir de le voir s’envoler poussé par l’esprit.

Il existe de magnifiques légendes brodées autour de la mort, légendes bretonnes que Céline affectionnait particulièrement et tout cela est nié par la technicité de la mort, car cette dernière est perçue comme l’échec de la raison; l’échec de son contrôle sur la vie. En fait, de nos jours, seule la mort libère encore l’homme de la raison, mais pour combien de temps?

À défaut de mieux, la mort se limite à un évènement que la raison s’efforce de décrire tout simplement par un arrêt des fonctions vitales, la machine qui se détracte, les cellules cancéreuses qui se multiplient, ou par le vieillissement masqué par la chirurgie plastique ou autrement. La mort est une anomalie technique, un inconvénient, un dysfonctionnement que la raison s’efforce de dominer en repoussant toujours plus loin le dernier instant, mais contradiction absolue, étant donné les coûts de l’acharnement, l’euthanasie est devenue une considération éthique, bientôt une norme pour ceux qui ne pourront s’offrir la vie éternelle. Du prix des indulgences, nous passons aux coûts des assurances.

Le médecin n’est plus payé pour soulager l’esprit, comme le défendait Céline, mais pour pousser la machine humaine jusqu’au bout; le scientifique se préoccupe peu du sentiment, de l’émotion provoquée par le grand passage, il se moque bien de l’obole à Charon, il est là pour requinquer la machine, servir la logique et non pas s’étendre sur l’irrationalité de l’esprit. Céline fut obsédé par la mort, même s’il n’a jamais nié l’importance de la science pour l’éloigner et la soulager, il n’a jamais admis que les moyens prennent le dessus sur ce qui relativise la fin, l’imaginaire, la féérie, le mystérieux, le fantastique.

Pour Céline, la victoire de la raison a radicalement transformé l’imaginaire construit par l’humanité au cours de siècles, afin d’affronter ses angoisses les plus légitimes, un foisonnement magnifique d’interprétations dans une multitude de possibles. À présent, sa capacité à innover se limite à la fabrication d’objets ou de cultures, strictement basée sur l’augmentation de leur valeur. L’identité de l’individu n’est plus la terre, la famille, la tribu, le clan, mais l’entreprise à laquelle il s’enchaine dans l’espoir où elle lui offrira la stabilité, le gite et la satisfaction des plaisirs.

La raison, par la réduction de la pensée, a réduit l’être humain, ses aspirations et son avenir en une valeur marchande unique. Par contre, Céline affirmait que seul le gratuit est «divin»; on remarque le chemin parcouru où le «divin» s’est vu balayé et relayé à l’accessoire. Tout ce qui fait appel à l’émotion, à l’irrationnel est qualifié d’obscurantisme et de primitif et, surtout, d’improductif. Auparavant, le marchand, le boutiquier étaient considérés comme un mal nécessaire, aujourd’hui, il est l’homme fait Dieu. Plus rien de gratuit.

Pour Céline, la consolidation de cette civilisation, basée exclusivement sur le matérialisme, conduit l’humain à la déchéance et à la perte de toute sa «raison émotive». Lorsqu’il évoque, dans «Bagatelles pour un massacre» que l’écroulement de nos maisons à la suite d’une catastrophe n’est rien à côté de la perte de la féérie, une maison, un abri se reconstruit toujours, mais qu’une fois l’imaginaire disparu, la féérie envolée l’humain se retrouve devant le vide et que ce vide, la raison est incapable de le combler.

Pour fonctionner à plein régime, la raison doit nier l’identité; l’identité même de l’homme à toute forme d’appartenance irrationnelle, sinon à celle de la logique implacable de ses actions.

Là est le triomphe de la raison et là est aussi le mysticisme de Céline, sa révolte dans l’écriture, le combat célinien au nom des siens, de ses frères humains contre la perte de leur identité. Toute son œuvre représente le combat de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’intériorité. Nous ne pouvons lire Céline, tout Céline, sans conserver en mémoire se sentiment supérieur qui l’habite.

L’écriture célinienne ne peut s’expliquer autrement et surtout pas par la raison, par analyse sémantique, grammaticale ou autrement. Elle ne raconte pas l’imaginaire, elle en fait intrinsèquement partie, elle englobe la totalité de l’imaginaire. Elle est, par définition, imaginaire, d’où sa déraison et son «délire» que l’on peut facilement qualifier de mystique.

Pierre Lalanne


2 commentaires:

  1. L'imaginaire a aussi souvent dans l'Histoire servi, une fois recyclé en religion officielle, à crever des gens en masse. A faire couler le sang, bien pire qu'aujourd'hui. La merveille de la féérie celtique ne doit pas faire oublier que la féérie appartient plus à l'homme blanc d'avant le christianisme qu'aux autres peuples, bien souvent ténébreux (une parenthèse pour les indiens d'amérique, et encore faut voir les incas ce qu'ils faisaient comme sacrifices d'enfants).

    Je ne crois pas que notre époque soit pire, en tout cas, moi je m'y plais bien dans notre société. Il faut être rusé pour vivre un peu esprit et bizness man, mais ça c'est pas une question de système ou d'époque, c'est une question de trempe personnelle, celle avec laquelle on naît.

    Les tenants de l'imaginaire avant les religions bibliques, et encore pire avec les religions bibliques, ont aussi utilisé l'imaginaire et l'émotion pour les pires desseins, et leur ventre aussi, tout simplement, le fric, le pognon, l'or ! vatican, arabie saoudite, israel, les berceaux des religions bibliques sont pleins de fric ! est-ce un hasard ? pour des religions qui prônent de se pencher sur le pauvre, le pauvre comme presque un modèle ?

    ça sert à rien de fantasmer le passé. Le mieux c'est d'arriver à souffler l'imaginaire et l'émotion, dans ce merdier robotique !

    du moins c'est ma petite analyse, que je n'érige pas en propagande, juste ma petite foi personnelle.

    Je vous remercie pour ce texte toujours aussi superbement écrit, le fond si subtilement amené.

    Salut.

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