lundi 14 février 2011

D'une censure à l'autre

Le «Bulletin célinien» de février 2011 a la bonne idée d’offrir à ses lecteurs une nomenclature des actes de censure contre Louis-Ferdinand Céline depuis sa mort, le 1er juillet 1961, par les représentants de la République. Gestes directement posés par le pouvoir pour le contrôle de l’information concernant l’écrivain.

Intéressant comme liste, on remarque une concentration d’interventions pour les années immédiates suivant sa disparition et ce jusqu’en 1965. Puis, un creux de 15 ans et un retour en force en 1985 et, de manière à peu près continue, jusqu’en 1994, année du centenaire de sa naissance. Enfin, un autre creux de près de 15 ans, jusqu’à l’histoire, en 2008, d’une citation de «Rigodon» sur la porte des chiottes de la nouvelle médiathèque de Strasbourg et, en janvier 2011, la bombe, avec le retrait de l’écrivain des listes commémoratives de la République.

En cinquante ans, le pouvoir est intervenu à 11 reprises, afin de court-circuiter, soit des informations concernant l’écrivain, soit des tentatives de préservation de sa mémoire ou pour souligner des évènements concernant des anniversaires. Il s’agit d’un minimum, seulement de mémoire, un projet de plaque commémorative à Genève où il a habité, lorsqu’il travaillait à la SDN, a avorté et, également, il me semble, un projet d’un lycée Louis-Ferdinand Céline. Il y en existe certainement d’autres et il y a eu également des tentatives ailleurs, dans d’autres pays.

Revenons à la liste du «Bulletin célinien», cela n’a pas tardé, dès le lendemain de sa mort la télévision retire l’information de ses «Actualités». Parions qu’on préfère s’attarder longuement sur le suicide d’Hemingway, c’est beaucoup plus tragique que la mort anonyme d’un salaud et, de surcroit, mort dans son lit, même s’il fut l’écrivain français du XXe siècle. Il faut quand même insister sur le caractère symbolique de cette intervention, un pouvoir totalitaire, fasciste ou communiste, n’aurait pas agi autrement envers un ennemi du régime. À la limite, il ne s’agissait même pas de souligner un évènement important, mais simplement d’informer.

La réaction s’explique facilement. Depuis 1957, avec la publication «D’un château l’autre» et de «Nord», Céline, après plus de 10 ans de silence imposé, revient par la grande porte dans l’actualité littéraire et politique du temps. Timidement au début, mais devant l’incontournable, les entrevues et les reportages se succèdent. Envers et contre tous, Céline montre qu’il n’est pas un écrivain fini, comme l’ensemble de la critique de l’époque désirait imposer aux amateurs de littérature. L’échec de la publication des Fééries en 1954, est un signe de la détermination des élites à maintenir Céline à l’écart et non pas un jugement de la qualité d’une œuvre atteignant du jamais vu.

Avec «D’un château l’autre», Céline émerge et montre l’impossibilité de le maintenir dans l’anonymat, au niveau des écrivains du passé. Bien sûr, il y eut alors des hésitations, des tentatives pour réduire l’impact de son retour dans l’actualité. Nous avons plaisir à imaginer la suite si, disons, il avait vécu 10 ans de plus. La société ne serait probablement pas parvenue aussi facilement à le maintenir dans la fosse à purin et avec autant d’efficacité.

Sa mort est apparue comme une bénédiction pour ceux qui considèrent Céline comme le symbole absolu de leur propre culpabilité. Après le 1er juillet 1961, pensaient-ils, il suffisait de tenir le couvercle bien fermé, de s’assoir dessus et on finirait bien par l’oublier à nouveau. Ainsi, dès août 1961, «D’un château l’autre», à la demande du gouvernement soviétique, est retiré de l’exposition du livre français de Moscou. Il n’est pas trop difficile de saisir d’où vient la censure, la Tcheka du PCF veille à la pureté idéologique de la République. Preuve supplémentaire de l’acharnement des communistes et de leur influence et leur responsabilité à la mise au ban de Céline.

En 1965, c’est Lucette qui se voit censurer à la télé pour une entrevue; entrevue qui sera diffusé un mois plus tard, mais qu’importe, le geste est là et démontre que le pouvoir veille toujours. Par ce nouvel avertissement, il confirme qu’il ne laissera rien passer pour tout ce qui concerne Céline. Après cette date plus rien, un long «silence» de quinze ans. Cependant, il faudrait consulter les journaux du temps concernant les événements entourant l’écrivain, comme la parution du «Voyage...» et de «Mort à Crédit» à la Pléiade, la sortie de «Rigodon» en 1969 et l’Album de la Pléiade en 1977, pour constater comment il fut traité. Il est assez facile de supposer que la plupart des articles ne devaient pas se répandre dans les éloges.

Donc, pour la période entre 1965 et 1985, il semble que l’État ne ressent plus le besoin de devoir intervenir directement sur la question de Céline, pourquoi? Soit que, lentement, Céline sombre dans les ténèbres du néant et plus personne ne se préoccupe de lui, soit qu’il n’y a qu’apparence de relâchement et que la vigilance des censeurs se situe ailleurs, à un autre niveau, bien plus performant.

En effet, il existe un autre élément de contrôle, encore bien pire et plus subtil que la censure, plus pernicieux, parce qu’inconscient et drôlement plus efficace : l’autocensure. Un état qui s’impose lentement par étapes et dont Céline fut certainement une des plus grandes victimes. L’autocensure concerne ceux qui interviennent, les experts, les chercheurs, les spécialistes, les étudiants, les journalistes, les faiseurs d’opinions connaissent instinctivement les limites acceptables de leurs interventions, jusqu’où ils peuvent aller et, surtout, comment ils peuvent le dire en se dédouanant par rapport à l’objet de leurs études.

L’État n’a plus à intervenir directement, car la simple menace d’une intervention suffit. Les interventions spectaculaires des autorités, telle la commémoration du cinquantième, agissent seulement lorsqu’advient une faille dans le système, lorsque les balises de l’autocensure se relâchent. Ainsi, le système est beaucoup plus hermétique et démocratique, il donne les apparences de liberté de choix. Tout le monde sur la même longueur d’onde, l’illusion est parfaite. D'instinct, les limites sont connues et les nuances et le choix des bons mots, afin de ne pas provoquer la réaction.

Concernant Céline, il est assez remarquable de voir la constance de l’autocensure et la vigilance de ses gardiens, comme un plaisir vicieux à guetter le moindre signe, la moindre dérogation, la moindre tentative, afin de toujours ramener l’opprobre au bon moment et, disons-le aussi, bien paraître afin de se montrer en grands défenseurs des valeurs républicaines tout en se donnant un peu de bénéfice politique en vue d’une prochaine élection.

Pensons seulement à la polémique soulevée lors du colloque 2010, de la Société d’études célinienne où se trouve toujours un élu pour monter en chair et jeter les anathèmes à répétition, toujours les mêmes. Il n’y a pas de censure, mais des menaces, les intervenants sont prévenus, aucun écart ne sera toléré, les gardiens viellent et préviennent qu’ils ne laisseront rien passer et frapperont au besoin. Les avertissements ne sont pas tant destinés aux congressistes habituellement forts dociles, mais aux autres, ceux qui oseraient sortir des sentiers battus.

D’ailleurs, en 1985, l’interdiction d’apposer une plaque commémorative rue Girardon illustre parfaitement le rôle du pouvoir, lorsque l’autocensure n’agit pas. Initiative du directeur d’une nouvelle revue, le «Bulletin célinien» (1981); revue qui s’est donné comme rôle de faire connaître l’écrivain sous toutes ces facettes est rapidement contrecarré. Le geste apparaît comme une véritable provocation envers les droits de l’homme. En effet, et c’est bien la première fois, tout célinien «normal» n’aurait jamais eu une idée aussi saugrenue, aussi stupide… Honorer la mémoire de Céline! Quelle horreur!

Remarquons seulement que ce premier véritable geste de rébellion de la part de céliniens, en entraina une série d’autres et qui se sont tous terminé de la même manière : intervention directe de la censure. Preuve donc, que la censure et l’autocensure se complète merveilleusement et fonctionne au quart de tour. Nous n’avons donc pas vraiment à nous étonner de la reprise en main par le pouvoir politique d’une décision d’un obscur comité relevant du Ministère de la Culture.

D’ailleurs, la plupart des réactions suivant une telle intervention de l’État, ne surprennent guère, quelques indignations, un peu du bout des lèvres pour faire démocrate, des cris contre la censure, mais, finalement tous s’entendent et chantent la même ritournelle… Ils admirent l’œuvre, mais l’homme est affreusement infréquentable. Céline, dans son entité, est dépourvue d’humanité, de tendresse et d’amour. Il n’a jamais rien fait de bon et ne peut mériter le statut d’homme. Soulagé, on passe à autre chose, en se demandant quand la prochaine fois.

Pourtant, tous s’entendent sur l’impossibilité de séparer une œuvre de celui qui l’a produite. Alors, pourquoi donc passer sa vie, la ruiner pour étudier une ordure intégrale, la quadrature du cercle ou du masochisme? Le paradoxe est d’autant plus fort, que les recherches concernant Céline ont fortement contribué à sa reconnaissance. On ne compte plus les livres et les articles, les cours, les thèses sur Céline, son œuvre et son apport à la langue et à la littérature. Il y a quelque chose d’inexplicable dans cette attitude. Pourquoi mordre la main de celui par qui tu t’épanouis?

Personne ne peut nier que se réalisent de très belles carrières autour de Céline. Alors, pourquoi ce mépris, ce déballage de bons sentiments qui ne signifie absolument rien sinon la crainte de la censure. À moins qu’il ne s’agisse d’une profonde incompréhension de Céline en tant qu’homme et qu’il est impossible de l’observer dans son ensemble, dans son processus de création et, plus encore, il s’agit d’un refus de leur part de même tenter de le comprendre, non pas de l’excuser, mais seulement tenter un geste autre, que de déchirer sa chemise sur la place publique. Là est la toute-puissance de la censure.

Exige-t-on des chercheurs qui mettent au point des moyens en mesure d’élimer des populations entières, des armes de destructions massives, de se dissocier de l’objet de leurs recherches, de la dénoncer, de s’excuser de faciliter les massacres? Alors, pourquoi cette autocensure systématique envers Céline? Est-ce que Gaston Gallimard a déjà traité Céline de salaud pour se ménager l’opinion de la foule? Que non, il a surtout regretté de ne pas avoir accepté «Voyage au bout de la nuit» qui fut, a-t-il dit, avec Proust, une des grandes erreurs éditoriales de la maison.

Il est évidant que l’attitude envers Céline s’est tout de même modifié avec les années, les défenseurs de Céline ont marqué des points, mais la reconnaissance est encore loin. Aujourd’hui, il est rare d’entendre nier l’apport de Céline à la littérature, au risque de passer pour un ignare et cela nous le devons, entres autres, aux chercheurs et spécialistes. Certes, on le regrette, on aurait préféré quelqu’un de plus propre, de plus présentable dans les salons de la République, mais c’est ainsi, Céline demeure incontournable.

Céline a survécu à la censure imposée par notre petite morale hypocrite; morale qu’il a lui-même condamnée et décrit avec tellement de talent. Quant aux positions qu’il a prises, elles lui appartiennent et, nous le répéterons jamais suffisamment, appartiennent à aussi à une époque dont, nous ne pouvons même pas entrevoir la dynamique. L’Histoire possède la grande facilité d’utiliser toutes sortes de raccourcies pour aboutir à ses grandes vérités. De cette manière, au nom de la liberté, la censure a encore de beaux jours…

Pierre Lalanne


1 commentaire:

  1. En i994, le même Recueil des Célébrations nationales, créé en 1974 par l’inénarrable Druon et spécialisé dans la commémoration des cinquantenaires et des centenaires (non, pas ceux des mouroirs de retraite) est muet, à ma connaissance, sur le centenaire de la naissance du Maudit de Meudon. En revanche,en 2011, le voilà fort disert -avant censure- sur le cinquantenaire de sa mort. Etrange non ? pas tant que cela : entre-temps, en 2007, un certain Nicolas Sarkozy, grand amateur et lecteur proclamé de Céline, est élu Président de la République. Emoi au Ministère de l' Aculture ! On ne peut pas ne pas célébrer l'auteur fétiche du Président ! et nos empressés courtisans ministériels de pas voir les conséquences possibles de leur zèle à servir les goûts "littéraires" de leur Supérieur ! Impensable, dès lors, que Céline ne figurât pas dans le Recueil d'Etat. Et voilà donc notre Recueil célinisé dûment préfacé par le petit Frédéric (oui, il est aux Mitterrand ce que Badinguet était à Napoléon Ier) . Relisez Balthazar Gracian ou Saint-Simon : toute l'affaire "Céline 2011" est chez ces deux auteurs...

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