dimanche 1 novembre 2009

Un autre Céline



Un autre Céline,

De la fureur à la féérie.

Deux carnets de prisons.

Henri Godard, Éditions Textuels, Paris 2008


Un beau livre, offert en deux volumes, un rouge et un autre noir, sous coffret avec, en frontispice, un Céline jeune dessiné par Gen Paul, belle facture, photos, facsimilés, textes aérés, présentation soignée. Première impression, une étrange sensation de froidure, un Céline hors du temps, étranger, comme si en cherchant à le percer, à le mettre en perspective avec son époque, il en devient que plus flou, inaccessible.


Certes, n’accusons pas l’auteur de préméditation, qui s’efforce plutôt à le cerner, à tenter de le définir à travers ses goûts, ses influences, Céline en son époque. Démarche essentielle, mais insuffisante parce que trop fragmentaire, trop superficielle, un survol. Tout en tentant de situer Céline, M. Godard ne fait qu’effleurer ce XXe, si lourd à porter... On sent de la retenue, il tient trop à sa neutralité de spécialiste pour laisser filer l’émotion. Les tabous envers Céline sont plus présents que jamais, amplifiés même, mais bon, le second volume rachète le tout!


Premier volume: «De la fureur à la féérie». En fait, une série de petites rubriques abondamment illustrée, iconographie qui fixe le contenu du livre, le lecteur comprend vite ce que l’auteur cherche à montrer. Première fureur : «Coup de force et coup d’éclat». «Voyage au bout de la nuit», bien sûr, la réception par les critiques et l’onde de choc ressenti; un cataclysme autant littéraire que social, une véritable révolution de l’écriture est en marche. C’est en puisant dans les profondeurs de la nature humaine et l’absurdité de la guerre que Céline bouleverse les certitudes et enfonce la littérature dans un coin.


Henri Godard conclut ainsi son premier chapitre :


«Voyage au bout de la nuit, en son temps, a fortement interpellé ces premiers lecteurs, comme le montrent les comptes rendus passionnés qui en ont été donné… polémique… procès… prix Goncourt… Mais, comme toute l’œuvre de Céline, il continue aussi, chose rare, à interpeller ses nouveaux lecteurs. C’est à cette interpellation qu’il doit, en même temps que sa valeur proprement littéraire, de rester aujourd’hui aussi vivant» (p.16)


Second chapitre, seconde rubrique, «La croisade antisémite», bien sûr, toujours une nécessité d’insister sur le caractère inacceptable des écrits pamphlétaires, la tache originelle, les regrets pour un si grand écrivain d’avoir tout gâché. L’auteur en arrive instantanément à l’occupation et à la propagande nazie antisémite, il passe outre sur les raisons séculaires de l’aversion contre les Juifs, profondément ancré dans l’imaginaire et la pensée politique de tout l’occident, et ce, depuis Saint-Paul.


Il aurait été intéressant de situer, de fouiller un peu, mettre en perspective, relativiser le rôle réel de Céline. Pourquoi ne pas parler des écrivains et autres intellectuels ayant aussi trempé dans cette soupe idéologique, histoire qu’à force de montrer Céline comme le modèle parfait de l’antisémitisme, on en a fait un bouc émissaire idéal.


On en revient toujours au même point, le même acharnement, le refus de passer l’éponge sur les horreurs de l’Histoire et, pourtant, ce ne sont pas les exemples d’abominations qui nous manquent pour assouvir nos sentiments humanitaires. Henri Godard insiste sur caractère «insoutenable» des pamphlets et préfère s’emberlificoter les pieds dans des notions de moralités judéo-chrétiennes culpabilisantes, plutôt d’admettre que l’antisémitisme est l’un des fondements essentiels des religions monothéismes issus du judaïsme.


Si l’Histoire n’est pas garante de l’avenir, les massacres, guerres, révolutions et autres génocides en font intrinsèquement partie. L’humanité ne peut faire sans, il faudra bien l’admettre un de ces jours.


Il y a toujours ce côté irritant, propre aux grands spécialistes de Céline, qui refusent de prendre leur objet d’étude dans leur entité. Ils laissent de côté leur «objectivité» et préfèrent se pincer le nez devant celui qui pue en s’excusant d’y trouver du génie. Vitoux également, entretient cette tiédeur molasse ou Almeras, grattant le cadavre jusqu’à l’os, en espérant découvrir dans l’ADN célinien, l’inscription génétique de son antisémitisme…


La nécessité de ce type de livre est d’attester et démontrer que l’écriture Célinienne est, avant tout, délire, transe et débordement. Là, s’engendre la puissance de l’artiste et le distingue de l’ordinaire, de la banalité de la mode. «Féérie…» en est l’exemple le plus accompli, nous retrouvons aussi une partie de cette folie créatrice dans les pamphlets… Comme nous retrouvons la folie créatrice de Sade dans cette violence «insoutenable» d’amas de corps souillés et de cadavres entrelacés…


Le génie créatif atteint son paroxysme en se laissant entrainer par les extrêmes et ces disproportions peuvent prendre différentes formes, passion effrénée, intolérance, autodestruction, suicide, démence… chef-d'œuvre. On ne peut reprocher à Céline cette recherche de l’intensité.


«De la fureur à la féérie» compte neuf autres rubriques, dont le «Paris de Céline», «La danse et les danseuses» «La fascination de la scène» «L’écrivain de la banlieue» «Chansons et art lyrique» «La peinture et les peintres». Elles sont toutes vivantes et pertinentes, mais toujours trop parcellaires. Les pages sur les «Paysages d’élections» demeurent particulièrement belles et sont consacrées à l’importance de l’eau, de la mer, des ports, des navires et de leur mouvement dans cette incontournable légèreté, toujours présente dans l’univers célinien :


«Je suis tenté dès que je vois l’eau… la plus petite raison ça va!… je ferais le tour du bassin des tuileries au moindre prétexte! Dans un verre de montre si j’étais mouche un tout petit peu… n’importe quoi pour naviguer! Je traverse tous les ponts pour des riens… je voudrais que toutes les routes soient des fleuves… C’est l’envoûtement… l’ensorcellerie… c’est le mouvement de l’eau…» (p.67)


Ou encore :


«le charme est trop grand pour moi surtout avec les grands navires… tout ce qui glisse autour… faufile, mousse… les youyous… l’abord sud des Docks… cotres et brigantines au louvoye… amènent… drossent… frisent à la rive… à souple voguent! … c’est la féérie!... on peut le dire!... du ballet!... Ça vous hallucine!... C’est difficile à se détacher… » (p.68)


Le second livre : «Deux carnets de prisons» sont offerts en facsimilé et constitue la véritable raison d’être du coffret. Carnets écrits sur de petits cahiers aux pages préalablement numérotées afin d’éviter que le prisonnier communique directement avec l’extérieur. Chaque nuit, Céline doit remettre les cahiers à ses gardiens, il est facile d’imaginer l’angoisse en se demandant s’il les retrouverait à son réveil.


Ces carnets se veulent avant tout des points de repère, la fuite avec les derniers jours à Paris, Baden-Baden, l’Allemagne, le Danemark, la prison et aussi les personnages croisés, rencontrés, ici et là; les peurs, le découragement, les craintes, la panique de ne jamais revenir et Bébert, toujours présent, en témoin privilégié, comme un porte-bonheur. Pour Godard, Céline organise avant tout la suite de son œuvre, ce qui sera les «Féérie…» «D’un château l’autre» «Nord» et «Rigodon», mais il y a plus, on y sent fortement le besoin de canaliser l’angoisse et l’incompréhension de ce qui lui arrive, un Céline totalement démuni devant la vengeance en gestation.


Juin 1944, avant la fuite, Céline entreprend un dernier tour de piste, photographier dans sa mémoire ces lieux préférés, des visages, quelques amis, les opportunistes, ceux qui lui demandent des dédicaces, des signatures en sachant le prix que cela vaudra après son exécution, petitesse, bassesses ordinaires. Il raconte la dernière rencontre avec sa mère, les rues, Paris, sa ville, le dispensaire, ce qu’on laisse, ce qu’on amène, les menaces, acheter la pommade pour Bébert et surtout cet immense vide devant ce qui s’annonce, on le sent tellement dépassé, impuissant devant le rouleau compresseur qui s’amène, venant autant de l’Est que des plages de Normandie.


Les pages les plus émouvantes sont celles qui précèdent son départ de Paris :


«Ma mère est à moitié aveugle et son cœur cède – elle a trop travaillé, trop souffert – elle n’a pas compris grand-chose – je l’ai bien fait souffrir – elle est tout dévouement et cœur, moi aussi, tout sacrifice, moi aussi – Je suis comme elle mais à présent il faut que je parte – ce sera pour demain – après demain – On reviendra?? Je n’ose pas penser qu’on ne reviendra plus – Je n’ose plus penser raisonnablement – On va laisser tout ainsi comme si on partait en vacance – Inès la femme de ménage est folle aussi de misère – Tout se déchire – je suis trop vieux trop malade pour un tel déchirement – Je n’ai pas voulu moi la guerre – dans mon imbécilité héroïque j’ai pesé par mes livres contribuer à l’éviter et voilà c’est moi maintenant le traitre, le monstre…» (p.53)


Plus loin, juste avant le départ :


« - on pleure tout les deux… Toutes ces lignes là ces rues ces verdures ces toitures la Seine son long sillon – l’Opéra – mon quartier – le temple où j’allais avec ma grand-mère – la République – ce sont les lignes comme d’un visage – maintenant tout hostile tout soudain tourne contre moi… tout cela danse danse dans les larmes… il faut s’en aller abandonner ma ville- … Lucette fait son baluchon - …» (56)


Après Baden-Baden, le style évolue, devient pressé, télégraphique, des mots lancés à toute vitesse, crachés aux vents brûlants des bombardements, fabuleuse traversée du Reich, rapidité qui lui permet de maintenir son rythme, créer les liens, les associations, mais plus tard, lorsque tout sera un peu apaisé. Dans ces rares instants, il donne l’impression de reprendre confiance en l’avenir, que dans sa tête s’écrivent déjà ses livres. Il revit.


À Copenhague, le souvenir est trop proche, l’angoisse de l’ignorance et sa sensibilité redevient, aiguë, les phrases s’allongent sensiblement, attentif, confiné dans sa mansarde d’où il n’ose plus sortir devant la défiance des uns et l’hostilité des autres. La hantise d’être pris. Chaque mot est une bouée, un cri et ce sont les mouvements de foules, la capitulation, l’incertitude et encore la peur, Bébert, Lucette et l’arrestation, éminente, une question de temps. L’enferment, la cellule froide, les cris, la maladie et mesquinerie des geôliers, les menaces d’extradition, livrés à ses bourreaux et l’exécution. Toute l’angoisse est là, à fleur de peau, dans ses mots tremblotants :


«…- Je rentre – Prison – Les gardiens me font signe que je vais être expédié en France pour être fusillé – Cela m’est bien égal – s’ils savaient les imbéciles d’où je sors les horreurs que j’ai traversées – Lucette – le rythme divin si fragile de la danse – les bruits l’ont cassé – oh! C’est le plus grave – pourvu qu’on ne lui brise pas l’âme, le secret de danse et des choses – oh! Cela m’angoisse – j’ai si mal au ventre à la tête partout… - ces plaisanteries sont des plaisanteries de chiens - » (p.106)


Des marques d’espoirs aussi, sur une page des cahiers, coincé dans le texte, le dessin d’un bateau, un trois mats dans le vent. Le même modèle que deux autres dessins, un par l’écolier et l’autre par un homme de 40 ans, plusieurs années d’intervalles, mais même silence devant la naïveté des traits (voir p.79, De la fureur à la féérie), cette importance de la mer. Dans les cahiers, le navire prend une signification particulière, déchirante, le bateau, les voiles déployées dans le vent, représente un puissant symbole de liberté, une quête de l’infini, une fuite éternelle vers l’abime.


À Meudon, sur sa tombe, le même navire, gravé cette fois, plus allongé, stylisé, il file magiquement sur les vagues, aborde «l’outre-là»; c’est vraiment le même bateau, fantôme, qui l’a accompagné de l’enfance à la mort. Sur ce bateau, c’est embarqué la Vérité, l’unique, ils naviguent ensemble, là-bas, plein Nord. Le vrai Nord, l’Atlantique, furieuse, au-delà des îles de Saint-Pierre, de Miquelon, l’Islande et Terre-Neuve, quelque part, dans l’écume blanche des banquises.


Pierre Lalanne


dimanche 18 octobre 2009

Louis-Ferdinand Céline et Marc-Édouard Nabe




De la pointe de son stylo giclent les imprécations, les jugements et les condamnations, mais aussi la finesse, la passion et la tendresse, le tout dans un amalgame de feux d’artifice aux couleurs éclatantes et étourdissantes en un long fondu de sons et de lumière. Marc-Édouard Nabe est un écrivain hors du commun, sa prose est entière, d’une franchise incontestable et, par le fait même, suspecte pour ceux qui se refusent à le suivre. Il dit, affirme et raconte. Il transforme une mixture nabienne en une potion magique littéraire qui en impose et donne encore de l’espoir à l’écriture.

Avec Nabe, Louis-Ferdinand Céline n’est ni mort, ni enterré, dépassé ou tout bonnement enfermé dans la dorure des cercueils de la Pléiade; son écriture virevolte, renait d’elle-même, grandit et atteint des summums à chaque relecture. Céline est vivant, sème et fait toujours des enfants; des enfants qui, loin d’être orphelins, sont fiers de porter le fardeau de leur géniteur.

Nabe est l’un d’entre eux :

«Céline, c’est mon père… Ou mon grand-père plutôt. D’ailleurs, mon père et mon grand-père lisaient Céline. Je suis une filiation de célinien. Ça toujours été chez-nous le maître à penser… Il a appris à vivre à trois générations. Le jour où, vers quatorze ans, j’ai découvert «Rigodon»… Je suis resté pétrifié, je suis rentré dans l’univers célinien avec une euphorie, une passion invraisemblable (…) La voie écrite, le souffle, la sonorité de la phrase du Cuirassier a tout emporté sur son passage, je suis parti sur ces rails là pour toujours, touché à la vie à la mort». (au régal des vermines P. 162)

Phénomène rarissime, Marc-Édouard est un écrivain en osmose avec son écriture, il la possède et s’en nourrit dans une harmonie complète avec sa pensée entièrement libérée des contraintes imposées par la morale de son époque. En parallèle, il entretient une culture démesurée, à le lire on se sent petit, ignare, comme si l’on constatait avoir encore une multitude de mondes à découvrir, dont le sien. Heureusement, il nous offre gratuitement son savoir et cela, avec une générosité stupéfiante.

Céline demeure toujours et encore le centre de notre savoir, plus que le plus grand, Céline est tout et Céline est le seul :

… «le Père-Sperme, le seul écrivain français du XXe... C’est qu’il a tout. Tout ce qu’il ya de mieux chez tout les autres, il l’a. Céline est imparable :on dirait qu’il a inventé l’univers. De là qu’il touche absolument tout le monde : j’ai rencontré dans ma vie beaucoup de célinien, aussi bien des fins lettrés que des bœufs émus : ils étaient tous pareils. On est tous pareils devant Céline, tous pareils, comme devant la mort… Comme des fous il les rend tous! (au régal des vermines P. 163)

Rare pour un être que l’on accuse de petitesse et d’égocentrisme à outrance, de s’effacer à se point devant un autre écrivain. Marc-Édouard Nabe se dévoile lorsqu’il parle de Céline, se met littéralement à nu, mais sans pourtant renier sa propre entité. Il se sert du génie de Céline pour affirmer que par l’écriture, il importe à chacun de poursuivre l’œuvre de Céline, qui est celle de la régénérescence de la langue et de la littérature.

Avec un minimum d’honnêteté, nous pouvons admettre que la littérature française ne se s’est jamais remise de l’aventure célinienne et qu’elle ne parvient toujours pas à s’arracher au conformisme d’une société envasée dans des concepts de droit et de moralité, aussi hypocrites que futiles. À travers le miroir de sa littérature, la société occidentale ressemble au spectacle que nous donne aujourd’hui une Église romaine, entièrement débranché d’une réalité qu’elle espère toujours contrôler jusqu’à la fin des temps. Pourtant, les deux sont déjà aux portes du musée des horreurs.

En ce sens, Nabe est un écrivain doué d’une lucidité mystique, ce qui explique son état de paria, d’ostracisé et de rejeté par les maîtres et les penseurs de ladite littérature qui se voudrait immortelle. Si ce n’est que sur cet aspect, il ressemble étrangement à Céline, un même esprit de supériorité, la conviction profonde d’être dotée d’une mission spirituelle avec la nécessité d’aller jusqu’au bout, et ce, malgré les conséquences. Céline est un styliste qui fait danser les mots sur sa musique et Nabe, un peintre qui brosse les mots sur des portées de jazz.

«Je pèse mes mots :Céline est à lui seul aussi important que le jazz. Il suffit de l’écouter. Hélas! les types ne savent pas s’inspirer! Ils ne savent pas retenir une vraie leçon. Céline pourtant est bien le Maître dont on peut tout apprendre, de tous les côtés possibles. Pas plus généreux que lui il est là pour tout nous apprendre… Ce qui compte c’est de saisir ses objectifs, tous les pièges dans lesquels il ne tombe jamais, et puis les structures de ses livres, ses raisons, sa démarche vers l’écriture… sa perception cosmique, tout ce qui le fait écrire. Qu’on lui laisse son style, il est à lui, comment oser rivaliser? Mais qu’on l’écoute religieusement, qu’on saisisse bien d’où il est parti, comment il en est arrivé là :ça c’est primordiale pour un écrivain, ce qui lui permet de tenir son stylo. Parce que d’un autre côté, il ne faut pas se leurrer : il est impossible, à notre époque d’écrire quelque chose de valable si ce n’est pas célinien. Célinien par le fond, bien sûr… » (au régal des vermines p. 163-164)

«au régal des vermines», publié en 1985 est un livre de jeunesse, son premier et quel livre!… Il renferme des pages magnifiques, hymnes à Monk, au Jazz et à sa belle Hélène, mais les plus fortes et aussi les plus ignorées sont celles dédiées à Louis-Ferdinand Céline. Nabe, qui n’avait pas trente ans, s’est aussitôt mis à dos tout le «grenouillemment apostrophique» de ces années. Tous ont alors perçu l’immense talent qui brulait dans ces pages. Jaloux, envieux et surtout terrifiés par ce qui pourrait encore sortir de ce stylo, rares ceux qui ne l’ont pas condamné, censuré et mis à l’index… situation qui persiste encore 25 ans plus tard.

Louis-Ferdinand Céline habite dans plusieurs autres livres de Marc-Édouard Nabe, les quatre volumes de son «Journal», foisonnent de références, de découvertes, petites et grandes, émouvantes et étonnantes autour de Céline; des rencontres surprenantes et des discussions auxquelles on aurait voulu assister; des polémiques, des cris du cœur; l’émotion devant la découverte d’une photographie inédite, un article, un dessin, un lieu, un détour, un appartement rempli de livres.

Une suite interminable de plaisir renouvelés et que dire de la description des premières visites à Meudon, chez Lucette, dans l’antre de l’ermite, des pages sublimes et bouleversantes d’une délicatesse d’un jouvenceau à son premier rendez-vous, des frissons et des sentiments.

Ces rencontres d’où émerge ce roman superbe : «Lucette» un hymne à cette grande dame, discrète, gardienne farouche et lucide de la mémoire de l’écrivain, mais surtout de l’Homme dans son intimité et sa légende. L’histoire de Nabe et Lucette est une histoire d’amour, la découverte mutuelle d’une mère et de son fils à la quête de l’homme et du père… complicité et tendresse.

Céline n’est jamais loin lorsque Nabe prend le stylo, on le retrouve penché sur son épaule qui le regarde en pointant du doigt pour le prévenir des conneries qu’il s’apprête à accomplir. Ah! Mais! C’est qu’il les connait les hommes, Céline...

Alors! Un souhait, un espoir bête, de voir se rassembler et lier magiquement comme seul Nabe sait le faire, tous ces petits évènements à propos de Céline que ponctuent les journées étalées dans le journal. Après «L’âme de Billie Holiday» de Marc-Édouard Nabe, pourquoi pas «La conscience de Louis-Ferdinand Céline»? Je savoure déjà les douces humeurs de sainteté et d’hérésie, à l'emporte-pièce… On a bien le droit de rêver.

Pierre Lalanne

vendredi 9 octobre 2009

Les exils de Louis-Ferdinand Céline




Céline a connu plusieurs exils, littéraire, politique, territoriale, exil intérieur et exil dans la mort. Dès la parution de «Voyage au bout de la nuit», Céline a certainement décelé un avertissement, devant le nombre incroyable de critiques et de commentaires sur un bouquin si singulier. Pourtant, le danger semble flagrant, la surprise de plusieurs, la jalousie des uns, la hargne des autres et le refus de l’ensemble d’adhérer à cette vision de l’homme si crument illustré. Un certain talent est reconnu, mais les plus optimistes espèrent que l’auteur demeure l’écrivain d’un seul roman, on finira bien par l’oublier. Une récidive d’une telle intensité est peu probable, c’est trop… On retient son souffle. Hélas, peine perdue.


Quatre ans plus tard tombe une autre bombe : «Mort à crédit». Une nouvelle plaie d’Égypte s’abat sur la bonne société, mais les critiques l’attendent, le cri de ralliement est unanime, les littéraires de toutes tendances s’organisent. Que non! L’Homme n’est pas ainsi, mauvais, mesquin, assassin et vicieux par nature, il vaut mille fois mieux; il s’élève par la pensée, lui suffit d’une révolution, d’un Dieu ou d’un autre et le voilà lavé de ses péchés. Céline ne respecte rien et se complait dans l’ordure et la vulgarité.


Très peu y trouvent matière à complaisance et encore moins au chef-d'œuvre, la grossièreté y est dénoncée et le style, ou son absence, y sont ridiculisés. La fronde est disproportionnée, une haine hurlante, hyène et rapace se succède; tellement que Robert Denoël, son éditeur, sent le besoin de défendre le livre et son auteur en publiant :«Apologie de Mort à crédit», opuscule qui dénonce les enragés :


« Un livre paraît, il est énorme. Il rompt avec tous les usages… Le scandale est trop éclatant, l’audace est trop grande… Aussitôt, cent critiques entraînés et leur front héroïque, porte la marque de leur mission. Il ne s’agit plus de reproches courtois, de réserves, de blâmes discrets. Il s’agit d’une exécution. Il faut chasser du jardin des lettres une bête malfaisante et qui pue. C’est la ruée. Toutes les armes sont bonnes : le gravat, la boue, l’ordure du chemin. Tout y passe. Et quand la victime semble au point d’expirer, à bout de force eux-mêmes, les vengeurs de la coutume lui jettent le plus gros pavé, celui qui tuera sûrement :«le livre est ennuyeux», disent-ils.» (p.3)


Céline est profondément blessé par ce qui à tout d’un complot bien orchestré. Avec le recul des années, on voit bien que, déjà, c’est le spectre de «Voyage…», qui plane au-dessus de sa tête. Sa réaction est de se retirer et de voir, il prépare sa riposte, les pamphlets répondront aux insultes. De retour d’URSS, il écrit «Mea Culpa», quelques pages magistrales et dévastatrices qui le brouillent définitivement des communistes, le froment des haines d’après-guerre.


Puis, quelques mois plus tard, «Bagatelles pour un massacre», un pavé écrit en situation urgence, il va très loin, défoulement et avertissements. Il montre à la société française ce qu’il pense de son hypocrisie et ce dont il est capable… Mordre! Cracher! Griffer! Et pire encore…Rire! La magnificence de sa verve résonne encore aux oreilles chastes des biens pensants d’aujourd’hui. Nous pouvons bien conclure ce que l’on veut à propos de ces écrits, mais jamais un livre n’a suscité une telle fièvre. Même après plus de 60 ans, personne ne peut nier sa puissance dévastatrice.


La majorité des biographes et analystes insistent trop peu sur la signification réelle de la blessure causée par la réception de «Mort à crédit», conséquence directe de l’arrêt que s’impose Céline dans la poursuite de son œuvre romanesque. Ces spécialistes insistent beaucoup trop sur des causes métaphysiques, l’enfance, les parents, Dreyfus et même le stade fœtal, où bouillonnent les gènes judéo-chrétiens de ses origines, plutôt que de s’attarder à cette cassure irréparable, survenue entre Céline et l’élite politique et littéraire de son époque. Pourtant, tout cela coïncide exactement avec sa période pamphlétaire.


Bien sûr, la situation politique l’interpelle; il sent bien le vent, la guerre, les massacres et ce si beau sport millénaire de s’entretuer pour le plaisir des puissants. Il voulait prévenir, avertir et empêcher; toutes ces raisons poussent sa plume à la révolte et quelle charge, mais il y a plus. Il se servira avant tout du prétexte des guerres à venir pour attaquer ceux qui tentent de l’exécuter littérairement. En fait, il ne s’agit pas d’un prétexte, car, pour lui, tout est lié, un tout, une même clique guidée par une pensée marécageuse et pervertie. C’est à elle qu’il s’adresse vertement et use de toutes les subtilités de la langue.


Pendant un temps, le succès du «Voyage au bout de la nuit» lui a peut-être donné l’illusion, qu’il pouvait prendre sa place dans le milieu littéraire, mais avec le vol du Goncourt, il s’est bien rendu compte que ce ne serait pas aussi simple; «Mort à crédit» lui en fournit la confirmation. À partir de ce moment, Céline entre en clandestinité en tant qu’exilé des lettres.


Quoi qu’on en dise, cet exil se poursuit pendant l’Occupation, il s’inscrit en contradicteur attitré, vise tout le monde, Vichy, la collaboration, la résistance, communiste ou gaulliste; les Allemands, les Anglo-américains, d’un cartel l’autre, c’est pareil. Il devine que c’est fini, la France ne s’en relèvera pas.


En quittant la France, en juin 1944, Céline entreprend un nouvel exil, territorial et politique celui-là et qui s’inscrit dans la continuité du premier, «Guignol’s band» est paru, mais l’Europe a autre chose à faire que de s’occuper de littérature. Les circonstances sont tragiques, les menaces, le débarquement, la débâcle, les accusations, l’épuration et la magnifique traversée du Reich dans un chaos de fin du monde demeurent une épopée spectaculaire.


Le séjour au Danemark est difficile et le marque profondément, autant physiquement que moralement. Céline n’est pas le bienvenu, déjà paria, il passe les premiers mois dans une discrétion complète, à attendre ce qu’il redoute le plus, son arrestation. La demande d’extradition ne tarde pas et c’est l’enfermement et l’interminable attente, les menaces de déportation et la certitude d’un jugement sommaire, avec une exécution annoncée dans la cour de Fresnes… tout cela mine sa santé. Malade, il doit faire des séjours à l’infirmerie de la prison, 18 mois de hantise pour en ressortir avec un corps plus vieux de 20 ans, malade et usé.


Devant la pauvreté du dossier accusation, le Danemark refuse de l’expulser, convaincu que Céline ne recevrait pas un traitement équitable. Il est libéré, mais demeure en résidence surveillée, sans statuts officiels, Céline est hébergé par son avocat, attend son procès en France et prépare sa défense; même s’il conserve peu d’espoir d’y revenir un jour, il se battra. Les milliers de lettres, écrites à cette époque, expriment sa rage, son désespoir et son impuissance, face au rôle qu’on veut lui faire jouer, celui de bourreau. La France, en tant qu’État, a beaucoup trop de choses à se reprocher pour ne pas chercher à se disculper en se débarrassant de quelques encombrants pour prouver sa bonne foi. Sa patrie, habituellement reconnue comme terre d’accueil, le rejette.


Louis-Ferdinand Céline a écrit : «loin du français, je meurs». C’est ce qui est pour lui le plus insupportable, ne pas entendre la musique de sa langue, les accents, les patois, l’argot, la marque identitaire de tous les peuples. Inutile d’élaborer sur l’importance de la langue en tant qu’élément unificateur, ce qui rassemble et distingue à la fois. Céline est et reste profondément français, il n’y a pas plus amoureux de la langue que lui et avoue qu’il ne pourrait vivre ailleurs qu’en France. Le priver de sa terre, c’est le priver d’air. Il étouffe.


Troisième exil, le retour, car, si Céline réussit à revenir en France, ce n’est par grandeur d’âme de la patrie reconnaissante, mais par une belle entourloupette de son avocat. Tel que le prévoit la loi pour certaines catégories d’anciens combattants de 14-18, il obtient l’amnistie de la condamnation, mais pour un certain Louis-Ferdinand Destouches... Quelques-uns soupçonnent que les juges n’étaient pas aussi naïfs qu’on pourrait le croire et savaient très bien de qui il s’agissait… Céline ne comptait pas que des ennemis.


Retour ne signifie pas pardon, son nom dérange toujours et, puisqu’on ne peut s’en débarrasser, on va l’ignorer, le confiner et le dénigrer autant qu’il se peut. Pensons à l’affaire Jünger où, dans la traduction française de son «Journal de guerre», le nom de Céline apparaît fortuitement où devait se trouver celui de Merlin, une erreur? Jünger écrit à Céline et lui affirme qu’il n’y est pour rien et est prêt à nier publiquement qu’il ne s’agit pas de lui. Alors, comment? Mesquinerie et basse vengeance.


La publication de «Féérie» se passe en silence, des libraires refusent le livre, boycottages et subtilités de la censure; d’autres déclarent unilatéralement que Céline est un écrivain fini… Comme mise à mort, cela ressemble étrangement à la parution de « Mort à crédit ». Pourtant, c’est bien dans ce livre que le style célinien atteint un summum de perfection, de la poésie à l’état pur où la prose rythmique atteint des sommets inégalés. Des années de travail jetées ainsi en pâture à la multitude. Il suffit de s’attarder aux multiples versions que nous offre la publication de ces textes à la Pléiade pour constater la somme de travail effectuée et le résultat… Mettre sa peau sur la table, disait-il, sinon il n’y a rien…


Il faut attendre «D’un château l’autre» et «Nord» pour qu’ils daignent s’intéresser de nouveau à lui. Faut avouer que la critique n’a pas vraiment le choix, Céline sait où frapper pour agiter la fourmilière. Sigmaringen, la collaboration, les derniers soubresauts du Reich sont des sujets qui frappent l’imaginaire, c’est «marketing» et Céline a le sens du spectacle.


Il a vécu la fin de l’Allemagne en direct et qui mieux que lui peut le raconter, à sa façon, dans ses mots, avec ses images, ses liens, ses envolées et mille manières de nous envoûter? Par obligation, il revient sur l’avant-scène, télévision, entrevue, articles, un balbutiement, un aveu de reconnaissance, mais du bout des lèvres.


Tout cela est insuffisant, Céline restera confiné dans son pavillon de Meudon, sortant peu, recevant peu, il mourra dans le silence et l’anonymat, quelques amis, une douzaine pour le plus grand écrivain du siècle, une misère.


Aujourd’hui, l’exil se poursuit, le silence, l’oubli, la condamnation, le mépris, aucune reconnaissance, plaque, place, rue, statue… Rien, nulle part, pas la moindre marque d’un passage, d’un arrêt, le vide. Les inquisiteurs refusèrent même de classer son pavillon de Meudon, sa dernière demeure… effacer toutes les traces, le rayer.


Malheureusement pour tous ces imbéciles, il reste ses livres qui, en eux-mêmes, sont des monuments impérissables.


Pierre Lalanne



samedi 26 septembre 2009

Céline, aucune illusion


Céline, aucune illusion

José Corréa, éditions Alain Beaulet, Paris 2009


Un tout petit livre et un hommage. Un carnet de dessins, quelques pages et pas de texte, de la simplicité du dépouillement, 13 dessins monochromes; c’est peu, mais suffisant pour entrevoir la profondeur du personnage. Les dessins de Corréa sont habités par l’esprit de Louis-Ferdinand Céline. Le regard est là, imposant, on s’enfonce dans des yeux sombres et lourds, fatigués à force de malheurs endurés.


Pourtant, en s’y attardant un peu, en revenant sur le fil des pages, à les feuilleter, les parcourir, on y découvre des sourires voilés, malicieux, comme si Céline nous invitait à le suivre, à descendre en lui où se terrent ses livres. Là, il nous montrera la réalité d’un monde dépouillé de ses artifices… Il nous prévient des dangers, de l’insoutenable, des vengeances possibles, car, la communauté des frères humains est impitoyable.


Chaque dessin s’attarde et effleure les étapes de sa vie, Céline tout jeune, môme des rues de Paris, du passage Choiseul, des vacances à Dieppe et, plus loin, en costume d’étudiant, probablement son séjour en Grande-Bretagne… Puis, le voilà engagé, en grand uniforme, maréchal des logis, 12e cuir. Malgré l’aspect solennel, la pose fière du militaire, Corréa montre un Céline plutôt translucide, fragile, il n’y a pas l’arrogance habituelle que donne l’uniforme.


Les yeux reflètent plutôt une sorte de naïveté, d’incrédulité ou même des marques d’inquiétude envers l’avenir, que tout ces beaux astiquages, plume et clin clan, allaient bientôt s’enfoncer dans la boue des tranchées et ,des hommes par millions, se transformer en viande déchiquetée. Terminés, les belles parades devant les dames de la haute, le gratin; fini, la répression dans les quartiers populaires… aux premières loges pour le véritable spectacle.


Toujours en uniforme, Céline est à présent paré en américain, bien sanglé, conférencier pour la « Fondation Rockefeller » où, en délégation, il traverse la Bretagne, convainc, enseigne, et démontre l’importance de l’hygiène dans la prévention des maladies. Plus fier qu’en cuirassier, on le sent heureux de chercher à soulager la souffrance, plutôt qu’expédier son vis-à-vis dans l’au-delà. Il a peut-être rencontré Édith Follet et s’imagine déjà médecin; tous les espoirs lui sont permis, une vie consacrée à soigner les malades, à apaiser.


Pourtant, Céline ne peut s’arracher à la présence de la guerre, les tranchées, les morts, les décombres et surtout les soldats, seuls ou en colonnes de résignés. Ces poilus sont irréels, avec leurs fusils et leurs baïonnettes démesurément longues qui pointent le ciel, en signe de malédiction. Défilent ainsi, les spectres de son inspiration, les gardiens de sa lucidité, ces fantômes qui lui rappellent inlassablement qu’ils sont en lui et ne le quitteront jamais; la guerre est bien la mère du destin des hommes.


Le premier dessin consacré à « Voyage… » est magistral. Céline est en effigie, ex-voto, accompagne les soldats qui montent au front; au-dessus de l’attroupement, le titre, bien visible: « Voyage au bout de la nuit » et, en dessous de l’écriture, les premières phrases du livre sont bien tassées, peu lisibles et forment un champ de bataille, les phrases deviennent des barbelés et les mots la peur, le froid et la terre. Tragique.


Que dire aussi de ce Céline en Méphistophélès, diabolique, sorcier et magicien de l’ombre, entouré des créatures fantastiques qui peuples ses rêves et prennent vie dans « Guignol’s band ». Son regard donne à frissonner devant sa puissance, un geste et tous ces fous se mettent en mouvement… Un Céline impitoyable, en maître de musique.


Par contre, Céline en médecin frappe par sa bonté et c’est encore là qu’il apparaît le plus heureux, à l’aise, presque paternel envers ceux qui osent frapper à sa porte pour une consultation. Il est rassurant dans son sarrau blanc, incarne la conscience tranquille du sage face à la souffrance, la supériorité de la douceur; la finesse des mains de celui qui soigne… Assurément, la mort reste en filigrane, elle rôde dans tous les coins, guette, mais si le soignant peut seulement s’arrêter et écouter le malade, prendre le pouls de son malheur, l’accompagner autrement que dans l’engourdissement des médicaments, le grand passage en serait d’autant plus facile.


Un de mes préférés est le premier dessin du livre, il montre Céline dans le jardin de son pavillon, à Meudon. Au loin, Paris occupe le ciel, avec le Sacré-Cœur et Montmartre où il a vécu en médecin et en écrivain avec les menaces de guerre, la débâcle, l’Occupation, les bombardements, le débarquement et sa fuite devant la horde sauvage.


Céline est de dos, une silhouette grise enveloppée dans un grand manteau, peut-être cette même cape que sur une photo, à Korsor, où l’on sent le vent de la Baltique. Appuyé sur sa canne, il contemple Paris et l’éparpillement de sa vie, restée là-bas, les morceaux cassés et éparpillés, l’atelier de Gen Paul, la rue Lepic et autres lieux mythiques. Près de lui, un chien debout, Bessy? Entourés de chats dans des postures de chats, debout, couchés, assis tous sont gris et regardent dans la même direction que leur maître et contemplent les mêmes souvenirs; peut-être que même Bébert est là, parmi eux, à se rappeler Féérie et les toits de Paris.


Le paysage est libre et entièrement ouvert, le mur entourant normalement le pavillon est absent, reste seulement la porte grillagée, comme un rappel de son exil intérieur, sa mise au ban, sa solitude. Une porte qu’il ne peut traverser, même à proximité, Paris lui est fermé, un étranger dans son propre pays… une scène touchante et puissante d’évocations hors du commun. Non pas un dessin, mais la fresque d’une épopée.


Un tout dernier dessin qui mérite une admiration complète, Céline est encore de dos et marche dans le lointain. Courbé, affaissé, il traine difficilement une lourde et longue chaine qui traverse la page de part en part et, à l’extrémité de la chaine, comme un boulet, un grand livre avec le titre à demi dissimulé par les fers : « Voyage… » Le livre maudit que Céline porte depuis 1932, un véritable fardeau, la source unique de toute cette haine accumulée contre lui. Quelques traits de crayons et tout est dit. Remarquable!


Les dessins de Correa font vibrer l’émotion et ressortir la finesse dissimulée à l’intérieur de l’écrivain. L’art de Correa montre à la fois un Céline qui se referme devant la brutalité et l’absurdité du monde et s’ouvre devant la souffrance des faibles. Un après l’autre, les dessins invitent subtilement à retourner aux sources céliniennes, à son œuvre qui renferme encore tant d’images oubliées ou à peine effleurées, des vérités insoupçonnées et des visions prophétiques.


Pierre Lalanne

jeudi 17 septembre 2009

Louis-Ferdinand Céline et le XXe siècle


Le XXe siècle commence en 1914. Par contre, en littérature, il débute en 1932 avec « Voyage au bout de la nuit ». La « Recherche du temps perdu » représente davantage la fin du précédant, la description d’un monde déjà perdu pour ceux qui eurent 20 ans en 1914. Proust n’a probablement pas imaginé que son œuvre annonce la victoire totale des « temps modernes » avec ses hécatombes à répétitions.


Céline possédait la sensibilité de pressentir « la raison » de son siècle à partir de son vécu, de ses émotions, d’en décoder le sens et le transposer en écriture; une sorte de 6e sens digne des grands voyants. En plus d’avoir éprouvé son siècle mieux que personne, il l’a compris dans son intégralité. Tellement, qu’il est parvenu à révolutionner la structure de son art afin de mieux le posséder et s’en imprégner; une écriture exceptionnelle pour une situation d’exception. L.F.Céline ne s’est pas adapté au monde, il l’a confronté et réduit à sa plus simple expression, l’immutabilité de la mort.


L’expérience de la guerre, la sienne, l’ignoble boucherie de 14-18, a surtout montré à Céline la véritable nature de l’homme, la valeur réelle que ce dernier accorde à l’existence des autres, sa perception singulière de son altruisme envers ses semblables. L’homme a également démontré sa capacité magnifique dans le perfectionnement de l’horreur collective et industrielle tout en la rendant acceptable à la majorité, même aux victimes.


Son séjour aux colonies illustre une nouvelle forme de cette humanité où l’appât du gain se marie si bien avec le climat poisseux d’une Afrique impossible où tout bascule dans une masse informe et végétale, la faune, le bâti et même le temps se confond dans une humidité intolérable. Céline rencontre la bassesse des petits-maîtres apportant les bienfaits de la civilisation.


Enfin, avec ses années de médecine, Céline se voit confronté à une autre forme d’humanité, aussi sournoise et impitoyable que celle de l’État, la filouterie des pauvres, des démunis, des gagnes petits. Ils sont tout aussi mesquins que les puissants, aussi vils, mais la forme est différente et s’articule sous un autre aspect, moins raffiné, à leur niveau, selon leurs capacités et leurs moyens.


« Voyage au bout de la nuit » propose donc ce XXe siècle en pleine croissance et à peu près libéré des contraintes d’une morale moribonde. L’État devient la nouvelle religion, l’instrument d’un Dieu tout puissant entre les mains d’hommes qui se vautrent dans l’ignominie au nom du bien commun; capitalisme, communisme et fascisme proviennent d’un même semis, la domination et la destruction. « Voyage au bout de la nuit » est une nouveauté, un livre des révélations… Céline y affirme que son siècle marque l’échec total de l’homme et lui jette au visage son statut d’ordure en lui prédisant qu’il ne pourra aller au-delà de cette limite. Sa nature le lui interdit.


Les hommes façonnent les Dieux à leurs images, élaborent des théories, des idéologies, des systèmes économiques totalitaires et les glorifient, les utilisent pour justifier leurs futurs massacres au nom des intérêts du moment… la révolution, la patrie, la liberté, le drapeau, la démocratie, les valeurs marchandes, l’humanisme, le respect des différences sont des mots creux, des dogmes de domination et d’injustice.


Le XXe siècle, c’est aussi l’accélération de l’industrialisation, le raffinement des techniques de production qui pousse l’humain au dépassement de soi dans l’aberration et l’abjection afin de le transformer en une sorte d’automate et le rendre imperméable à toute forme d’imagination autre que marchande; la « raison » et la technique dominent enfin les esprits. Les congés payés, les heures de travail et « l’amélioration générale des conditions de travail » constituent seulement des éléments additionnels au maintien d’un sentiment général, soit l’illusion de l’existence d’un « contrat social » protégeant les soi-disant valeurs sociales des totalitarismes.


Autre conséquence qui en découle, le triomphe de la « gauche plurielle » qui est pour Céline le summum de l’hypocrisie, mille fois pires que celle des curés et de leur paradis après la mort. En effet, promettre à la populace un monde meilleur du vivant de l’homme, développer un humanisme bellâtre à l’intérieur d’un système où l’injustice et le mensonge en sont les fondements, constitue pour lui une absurdité supplémentaire, une insulte à l’intelligence.


Le Livre des révélations et se poursuit avec « Mort à crédit », puis les pamphlets où Céline traverse assurément une sorte de crise mystique. En effet, par sa conception du juif, il tente de concevoir l’humanité dans sa matière originelle. Depuis Saint-Paul, le juif représente le « modèle du mal incarné » et Céline va au bout de cette logique pour tenter de démontrer que nous sommes tous des juifs et dotés de cet « esprit juif ». D’ailleurs, il a toujours affirmé qu’il n’avait rien contre les juifs, mais contre « l’esprit juif », la conception chrétienne du mal.


D’ailleurs, dans ses pamphlets, pas un n’échappe à la vindicte, que l’on cherche, dans « Bagatelles pour un massacre » s’il y a une personne qui obtient grâce à ses yeux, qui transcende l’ordurerie, sinon cette vieille dame, sa logeuse lors de son voyage à Saint-Pétersbourg qui joue du piano en cachette des autorités communistes? Elle est peut-être même juive, cette dame, qui sait? Le « juif » de Céline représente ce qu’il y a de pire en l’homme et que chacun porte en soi. Alors, si racisme il y a, c’est envers lui-même et ceux de sa propre race.


Passons sur « Guignol’s band » et surtout sur Féérie présageant une fin du monde annoncée. C’est avec la trilogie allemande et sa mort que le siècle de Céline se referme sur la littérature. Un peu court peut-être, même pas 30 ans de 1932 à 1961 pour incarner un siècle aussi agité?


Effectivement, Céline est mort trop tôt, il avait encore beaucoup à raconter afin de boucler définitivement son parcours et se débarrasser de cette humanité qui s’est trop souvent reconnue dans son écriture. Il avait bien compris que l’objet de la haine à son endroit ne provenait des pamphlets, mais bien du « Voyage… ». Encore une dizaine d’années supplémentaires pour raconter sa prison, son exil et surtout son retour et sa mise à l’index, le complot du silence, sa négation en tant qu’écrivain et la condamnation à l’oubli.


Qui donc, aujourd’hui, peut se permettre d’écrire en toute liberté, comme Céline l’a fait entre 1932 et 1961? Aujourd’hui où le moindre propos hors normes peut conduire à l’exil social et à la mise à l’index si le fautif n’a pas de regrets, d’excuses et la promesse de ne pas recommencer. Ça ressemble drôlement aux séances d’autocritiques du bon vieux temps où le communisme construisait l’homme nouveau.


Dire ce qui doit être dit est la seule responsabilité de l’écrivain et peu importe les conséquences, la liberté est à ce prix. À ce titre, Céline est le dernier écrivain libre, insoumis et visionnaire.


Pierre Lalanne