Préméditée, la damnation de Louis-Ferdinand? Voulu, désiré, préparé et entretenu soigneusement tout au long de sa vie, intégrée au processus de création pour que, jamais, il ne laisse indifférent?
Jusqu’à l’aboutissement, les dernières années, cette image forte du renégat qui s’offre gratuitement à la galerie pour l’amusement du bon peuple; l’ermite déglingué et brisé par le malheur, comme pour intensifier cette rupture définitive entre les parvenus de l’après-guerre imbus de leur « victoire » et le vaincu indésirable, de retour d’exil; instable, courbé, fragile, mal rasé, cheveux trop longs, habillés de loques, hargneux, le regard acerbe, isolé du monde extérieur entouré de murs et une meute de chiens enragés, même son perroquet semble dressé pour se débarrasser des importuns qui oseraient s’aventurer jusqu’à lui.
Théâtral, il se montre aussi en humilié et faussement docile devant le troupeau bêlant, amplifie son expression de maudit, celle que l’on désire voir de lui, un être répugnant; ours mal léché il provoque les journalistes, en rajoute, affirme qu’avec la mort de Léautaud, il est le nouveau clown de la littérature française… Tous ces gens ne soupçonnent même pas que Céline se plait de leur jeu, se modèle à leurs jugements en devenant leur propre miroir, reflétant leurs mensonges, les rassurant dans leurs certitudes de bon goût.
En fait, Céline constitue le seul témoin mystique du XXe siècle; l’écrivain illuminé, véritable starets inspiré, qui prépare soigneusement ses futures prophéties dans le silence de sa caverne de Meudon; Céline forgeant sa légende dorée… inversée. Céline plongeant dans les ténèbres du temps. Céline faisant pacte avec le diable.
Comment ne pas être maudit?
Il représente, dans son sens le plus noble, le portrait idéal d’un libertin du XVle siècle, libre-penseur transposé dans un XXe d’obscurité; aucune attache, aucun parti, aucune idéologie, aucune école, la présence d’un homme aussi libre, ne peut que déranger et, finalement, rejeté par l’ensemble, le bon droit. La liberté n’est pas un concept bellâtre qui s’exprime sous une forme sartrienne, totalitaire et uniforme, mais qui explose au dessus du marécage en balayant l’hypocrisie ambiante.
Céline s’est peut-être laissé surprendre par le mirage que pouvait encore offrir à l’époque, la fonction supérieure de l’écrivain qui, pensa-t-il, le protégerait de la meute réactionnaire? Pourtant, il savait fort que
Dès « Voyage au bout de la nuit », il s’est engagé volontairement dans cette voie. A-t-il plongé consciemment, en sachant le prix qu’il aurait à payer ou bien, il a simplement pressenti le destin en se laissant entraîner à la fois par son propre flot et par celui de l’Histoire? L’œuvre de Céline est portée par un triple alignement de circonstances qui ont agi en concordance; sa vison et sa sensibilité au monde, la conjoncture sociopolitique de son temps et son génie littéraire.
Comment une telle fusion ne pouvait-elle pas provoquer des explosions en chaîne faisant osciller les colonnes du temple. « Féérie pour une autre fois » aurait pu en constituer la finalité, l’expression de la fin d’un monde, mais le roman en est seulement le point culminant, l’affrontement des puissances du ciel forçant les hommes en s’enfoncer dans les ténèbres, une lente descente aux enfers qui se prolonge dans une interminable déroute.
Certes, « Voyage au bout de la nuit » demeure le livre phare, celui qui entraine à sa suite tous les autres; celui par lequel Céline soulève le couvercle de nos certitudes, entrouvre le panier de crabes, le premier jalon du style célinien est alors posé, le point de référence, l’incontournable, celui qui annonce le long chemin de la perfection.
Paradoxalement, « Voyage »est aussi celui qui repousse tous les autres livres. Le Céline acceptable, celui que l’on lit encore, avec « Mort à crédit ». Les pamphlets, tout le monde connaît, mais ils demeurent à semi-interdit, inaccessibles et hors de prix.
Plus personne ne lit « Guignol’s bands » et encore moins les « Fééries » dont la réputation de livres ratés, est profondément ancrée dans les esprits. Également ignorée, la tribologie allemande et, pourtant, quelle saga fantastique, épopée, chroniques d’une catastrophe apocalyptique. Les films hollywoodiens d’aujourd’hui aux effets spéciaux de destructions planétaires ne sont absolument rien à comparer à la réalité, à cette Allemagne désarticulée, chaotique, écrasée sous les bombes alliées, mais qui s’acharne à maintenir la tête hors de l’eau attendant la fin avec une hauteur dérangeante.
Officiellement, la damnation de Céline passe par ses pamphlets, la pointe de l’hérésie, l’incontestabilité de l’acte d’accusation, les livres qui avalent tous les autres. Pourtant, Céline a compris que les pamphlets constituent le prétexte au bannissement et masque un crime d’autant plus grave. Dès « Voyage », Céline a contesté le dogme de l’Homme, sa supériorité sur le reste du monde avec le droit d’inventer des Dieux et d’imposer des morales selon ses intérêts de pouvoir.
Pire, Céline ne s’est jamais plié aux vérités judéo-chrétiens de la confession, il n’a jamais expié ses fautes et pire encore, ne s’en est jamais excusé, affirmant même que personne ne lui a prouvé qu’il avait tort, mais tort à propos de quoi?
La réalité va au-delà de la question « politique », et on peut fort bien comprendre que la gauche a été éblouie par « Voyage au bout de la nuit », y voyant un allié à endoctriner, mais très peu ont compris que Céline allait beaucoup plus loin qu’une nécessité de changement de régime… une classe en remplace une autre et la nature humaine reprend ses droits. En fait, Céline dénonçait le premier responsable de l’exploitation de l’homme, l’homme lui-même. C’est bien pour cette raison, qu’il a affirmé se considérer comme le seul et véritable communiste de son temps.
Céline s’est damné en s’attaquant aux fondements de l’homme, bousculant le verbe, le remodelant afin de s’emparer du souffle divin. L’art des mots constituait l’unique possibilité de, peut-être, sauver l’homme de sa médiocrité où s'enfonce inexorablement. Délibérément, il en a poussé les limites jusqu’aux dernières extrémités; sacrifiant son corps, sa santé, son âme et sa réputation à cette transformation du verbe.
Il n’existe pas de possibilité de salut, le Dieu des Juifs est un usurpateur et son fils fait homme un charlatan. Il conserve tout de même une forme d’espoir, recherche une appartenance qu’il n’a jamais pu identifier avec certitude, revenir aux origines, reconnaître le lieu où l’homme avait emprunté le mauvais croisement et repartir à zéro.
Nostalgique, il croyait en un passé fabuleux, la recherche de «l’outre là», les marques de l’identité, peut-être vers ce Nord mythique, la pureté des racines, la mer, une voie d’avant la christianisation de l’Europe; christianisation qui représente pour lui, la négation de l’homme.
Soupçonnait-il l’impossibilité de la tâche? Certainement! Il ne pouvait pas revenir en arrière et remporter son combat, mais peu importe, il fallait le mener en « mettant sa peau sur la table».
Quel équarrissage on lui fait encore subir!
La damnation éternelle est le prix à payer pour l’expression d’une réelle libre pensée.
Pierre Lalanne
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