lundi 15 novembre 2010

Louis-Ferdinand Céline, l'insoumis

La rébellion, la contestation, «le Grand Soir» ne sont plus que des concepts abstraits, des chimères, des utopies qui ne veulent plus dire grand-chose, des histoires d’un autre temps. De si belles idéââs, récupérées par les contestataires eux-mêmes, qui les transforment en produits et sous-produits que l’on expose en songeant aux idoles brisées du passé; un présent asexué et luxueux, vulgaire de suffisance qui s’exhibe dans les présentoirs, tel un idéal à atteindre. De Jésus et son amour du prochain, de Lénine et ses damnés de la terre, du grand industriel dans ses institutions curatives, tous attendent une même rédemption qu’aujourd’hui, seul l’argent est en mesure d’offrir.

Nos remises en question existentielles naviguent à l’aise dans la fluidité rassurante du néolibéralisme. Malgré les difficultés, les crises et cette culpabilité qui nous rassure de notre humanité, il y a toujours quelque chose à glaner, une occasion, un petit profit ici, une bonne affaire là… Rien de mal à ça! La vie est ainsi, les échanges, le commerce, c’est la seule course au bonheur possible. De l’exclusivité religieuse, nous sommes passés, en quelques siècles, aux prérogatives du politique et, à présent, le monopole de la modernité est strictement économique.


À ce qu’il paraît, l’évolution est à ce prix, les temps s’accélèrent, la planète se globalise, les frontières fusionnent et rares sont ceux qui contestent les fondements mêmes du capital et de ses bienfaits, pollens d’or et d’argent à haute teneur de productivité qui croissent et se multiplient, aussitôt le sol touché. Résultats, le monde se démocratise, la liberté s’envole et, ma foi, l’ensemble se porte bien. Il existe bien quelques des problèmes d’adaptation, de rodage, de conjoncture, mais l’argent, l’investissement, les rendements, la compétition constituent la seule voie possible.


Encadrées par les lois, les questionnements, les petits soubresauts, les contestations d’usages ne sont plus que soupapes et défoulements collectifs pour une illusion démocratique. L’idéologie unique, basée sur le scientisme et la recherche exclusive du profit, nivelle et transforme l’homme en une machine robotisée, et ce, à une vitesse phénoménale. Les manipulations génétiques, le clonage, les biotechnologies corrigeront les dernières imperfections du modèle.


Quant à la réflexion, la critique, les remises en question, elles se canalisent dans l’absurdité télévisuelle. Les revendications sont prévues, planifiées, annoncées et approuvées, elles doivent faire consensus et se regrouper sous une bannière approuvée; tel un sport, on départage en comptant les victoires et les défaites en se fiant sur le nombre de manifestants, les flics et le syndicat débâtent des bons chiffres, on sonde, divise, multiplie, les côtes sont établies et le vainqueur est promu.


La démocratie s’exprime et chacun couche avec tout le monde et tète à la même mamelle, pas d’inquiétude, chacun aura sa part en fonction de ses responsabilités et de ses privilèges; encore plus de pinards, de spectacles, de jeux, de belles bagnoles et de «sextoys» pour la somme de ces petits plaisirs à la portée de tous, qui respectent chacun dans sa spécificité tout en permettant à l’économie de tracer sa route. De cette manière, les risques de dérapages demeurent limités, que ce soit pour monter à la guerre, se rendre au boulot ou défiler dans les rues, le troupeau obéit au quart de tour, les débordements, la violence, reste l’apanage de la racaille, cet éternel lumpenprolétariat, pire que des chiens en meutes.


Toujours, l'affirmation que la conscience est sauve et la morale préservée, pourtant l’essentiel n’est qu’effleuré et même pas soupçonné, personne ne s’engage plus avant, au risque de tout perdre, les acquis, la sécurité, le piège; la multiplication des besoins, ceux des uns et des autres se perdent dans l’indifférence générale quant à leur véritable utilité. Quant à l’espoir d’un monde meilleur, il se concentre dans l’illusion des congés payés, gavés et soulés de festivals et d’activités, détentes et loisirs.


Dans toute cette mélasse quotidienne, on se demande comment réagirait le Céline de «Voyage au bout de la nuit», on le voit toujours aussi mal prendre sa carte du syndicat, défiler dans les rues de Paris ou s’inscrire à un mouvement de gauche ou de droite. Écrivain sérieux, devenir humanitaire de fonction, téléthons, pétitions, cueillettes de fonds et grandes tournées des médias pour promouvoir les catastrophes à répétitions qui affectent l’humanité. Donnez généreusement! Il en restera toujours quelque chose, quelques miettes pour les victimes, si ce n’est de les enterrer dans la dignité.


Heureusement qu’il y en a en quantité, de ces tsunamis, tremblements de terre et ouragans, sinon qui se préoccuperait du sort de tous ces bougres qui peuplent la planète? Tout refus de jouer sur la scène ce théâtre, la grande pièce de la solidarité internationale et de la déculpabilisation collective entraine obligatoirement la réprobation générale.


Rien n’a changé, les acteurs s’adaptent à la réalité, mais la trame de l’histoire reste la même, le fric à amasser pour donner l’impression au démuni que l’on s’occupe de lui. Il est étonnant de constater qu’après ces millénaires de civilisation, l’humanité est incapable de mettre à profit ces capacités «morales» et techniques, afin de parvenir à ses rêves d’amour et de fraternité qui peuplent son imaginaire.


Nombreux sont ceux qui reprochent à Céline et à ses écrits, cette absence de sensibilité (sensibilité qui nous sied si bien) envers les hommes et leurs souffrances, victimes des injustices, de l’inégalité et de la folie générale des maîtres dans leurs manières de s’approprier toutes les richesses. Les contradictions que Céline ose nous jeter à la figure choquent effrontément les âmes sensibles éprises de charité… que de paradoxes sans fin auxquels l’humain est confronté, cette nécessaire réalité du marché, l’indiscutable voix de Dieu, «le respect des lois naturelles», toujours le fort contre le fort au détriment du faible contre le faible devant la façade de la fraternité humaine, à vomir.


Pour Céline, tout cela est forcément immuable et il n’y a pas d’alternatives tout simplement parce que, philosophiquement, «l’intérêt général» ne correspondra jamais à celui de l’individu et à des aspirations trop simplistes pour être rentable. Au nom d’une généralité abstraite, d’évènements incontrôlables qui se répercutent à l’infini, tout est permis. Cela, Céline l’a compris dès 1914.


Il a compris également que le «péché originel» n’a jamais été commis par un homme désobéissant à son créateur, mais a été odieusement trahi par ce dernier. Autrement dit, en créant l’homme ainsi, Dieu est responsable de son geste et porte à jamais le poids de la tache originelle. À l’image de l’homme, Dieu, l’Unique et Parfait, a mené l’humanité dans l’impasse de la légitimation de l’horreur, inscrite dans la perpétuité des guerres; guerres à coups de bâtons, guerres nucléaires ou bactériologiques, guerres de tranchées, de mouvements, grands ballets de blindés ou aérien, l’économie domine et l’une est toujours la conséquence de l’autre.


Dès lors, pour Céline, le lien de confiance est irrémédiablement brisé, ni Homme ni Dieu! L’individu est entièrement seul et, sa souffrance, ne peut-être guérie par la collectivité; le groupe est la prison de l’esprit, la négation de l’individu. Pour Céline, la seule liberté, la seule possibilité d’agir «librement» ne se situe pas au sein du troupeau, mais à l’extérieur, en marge. D’ailleurs, le médecin et l’écrivain sont des êtres profondément solitaires, l’un écoute son malade et cherche à soulager une souffrance inacceptable; l’autre observe et tente de saisir l’incompréhensible, il parle directement au lecteur, lui explique. Lorsque nous nous trouvons devant l’union du médecin et de l’écrivain, il peut se produire alors une sensibilité proche de la révélation.


Chez Céline, le refus de la fatalité débouche obligatoirement sur une insoumission presque violente envers la morale, les normes et les certitudes d’une société qui accepte la guerre comme une finalité divine. Un insoumis n’est pas un révolté, un rebelle, qui est membre d’un groupe, d’un mouvement pour un simple changement de garde.


L’insoumis est seul, toujours. Il reste volontairement à l’écart, méfiant. Parfois, il hurle sa colère. Il délire. Il anathème. C’est la seule façon de maintenir une distanciation entre ce qu’il refuse du plus profond de son être et la nécessaire réalité sociale de l’existence, à laquelle il doit forcément participer. Peu importe le régime, par sa nature, le véritable insoumis le sera indéfiniment, jusqu’à la mort, sinon il abdiquera ses valeurs les plus sincères et avouera son échec personnel, vaincu par le troupeau.


Pour bien marquer cette supériorité morale de l’insoumis, Céline a toujours affirmé n’avoir jamais voté, appartenu à un parti ou groupe, pris parti pour un dirigeant ou un autre. Certes, il a joué avec les circonstances, mais dans un esprit de provocation, pour montrer l’absurdité du monde dans lequel il s’enfonçait. Parce qu’individualiste et incontrôlable, Céline n’appartient pas à la catégorie des revendicateurs, fidèles aux normes de la contestation de l’époque, il n’aspire pas au changement, mais hurle son désespoir. Céline n’est ni un rebelle, un révolutionnaire et encore moins un humanitaire pour qui le malheur doit se présenter sous la forme d’un affreux spectacle, la promotion d’un amour visqueux.


Le but de tout rebelle consiste en un nécessaire rapprochement vers le pouvoir; C’est connu, les «révolutionnaires» d’hier sont les maîtres d’aujourd’hui. La pensée de Céline est «supérieure» à cette banalité objective, il est impossible pour lui de se laisser embrigader pour une cause qui, forcément, passera de la théorie idéale à une pratique oppressive. Céline est hors cadre et, par nature, au-dessus des conflits, il tente d’en déterminer les causes métaphysiques et les dénoncer à sa manière, violemment.


Selon certains, cette insoumission se limiterait à un passéisme nostalgique, un refus envers l’avenir, à un retour à des valeurs dépassé. Peut-être bien, admettons tout de même que nous pouvons difficilement lui reprocher sa méfiance envers l’avenir; pour lui, cet espoir galvauder de siècle en siècle est un leurre qui ne sert qu’à justifier l’injustifiable. Lorsque l’on sait que le passé est le garant de l’avenir, il est étonnant qu’ils en restent des optimistes pour avoir confiance envers ce que le progrès nous prépare.


Une autre conséquence de son insoumission est le refus systématique « d’admettre » ses torts, présenter ses excuses et rentrer dans le rang, la grande confession publique qui permet le pardon et le retour au groupe; nous retrouvons l’autocritique du «révolutionnaire communiste» qui se contentera à l’avenir d’être seulement un communiste obéissant.


En ce sens Céline est individualiste, son sens du devoir ne peut admettre de suivre le courant pour être simplement comme tout le monde. Ce choix ou cette fatalité entraine l’incompréhension, le rejet et une profonde solitude; l’insoumis est seul dans ses certitudes. En refusant d’admettre ses «erreurs», il réaffirme son insoumission et rompt les derniers ponts, les derniers espoirs de le voir réintégrer le troupeau. Céline n’a jamais désiré être lié par quoi que ce soit, un solitaire qui mène sa barque comme bon lui semble assuré de sa raison et de son droit; personne n’est suffisamment net pour lui donner la leçon.


Cette solitude propre à l’insoumis, il la ressent et l’exprime douloureusement dans la terrible lettre de rupture qu’il adresse, en 1926,à Édith Follet, sa deuxième femme:


«… Quant à moi, il m’est impossible de vivre avec quelqu’un (…) Ne te raccroche pas à moi. J’aimerais mieux me tuer que de vivre avec toi en continuité – cela sache-le bien et ne m’ennuie plus jamais avec l’attachement, la tendresse – (…) J’ai envie d’être seul, seul, seul, ni dominé, ni en tutelle, ni aimé, libre. Je déteste le mariage, je l’abhorre, je le crache : il me fait l’impression d’une prison où je crève.» Lettres, Pléiade, p.278


Nonobstant les circonstances de cette lettre et, peut-être, son arrangement pour faciliter le divorce en faveur de sa femme, ces mots illustrent crument la perception de son existence future, les fondements de son insoumission, sa vision du monde et les conséquences qui, forcément, en découleront.


Ici, inconsciemment, Destouches, accepte de devenir Céline. Par le rejet du mariage, institution majeure de la société, il chasse les «marchands du temple». Il affirme qu’il ne se conformera pas à ce que l’on attend de lui. Cette décision, il en subira l’hallali pour le reste de sa vie et bien au-delà… pour dix générations.


Pierre Lalanne

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