lundi 14 mars 2011

Le procès de Céline «Toujours l’article 75 au cul»

«Toujours l’article 75 au cul»

Le procès de Céline

1944-1951

Gaël Richard

Éditions du Lérot, Tusson, Charante 2010

De prime abord, voici un livre qui peut paraître lourd, sans âme, procédurier avec une stricte présentation de documents chronologiques du dossier judiciaire de Louis-Ferdinand Céline. Pourtant, il s’agit d’un ouvrage patiemment rassemblé, retranscrit et annoté par Gaël Richard et, dès les premières pages, l’intérêt est palpable, comme si nous étions lancés à la poursuite d’une vérité cachée, d’une signification autre de ce qu’on désire bien nous laisser lire et entendre habituellement.

Divisé en quatre parties inégales, du départ de Céline en juin 1944, jusqu’à l’ouverture de l’instruction en avril 1945, de l’instruction du dossier Destouches de mai 1945, à novembre 1949 et de l’ordonnance de contumace au jugement de la cour de justice entre, novembre 1949 et février 1950. Enfin, du tribunal militaire pour la demande d’amnistie à la Cour de cassation en décembre 1951. Un texte présente les documents et résume chacune des périodes et chaque pièce est annotée par l’auteur.

Au-delà de l’intérêt juridique, correspondances officielles, mandats d’arrêt, saisis, convocations, commissions rogatoires, analyse des textes céliniens, répertoires de citations antisémites présentes dans ses livres, lettres de l’inculpé, de ses avocats, information concernant la contumace, décision de cassation, car, tout cela peut sembler difficile d’approche, aride et fastidieux. Une lecture ennuyante, en pensant à la sécheresse habituelle du vocabulaire juridique; forme spécialisée et hermétique, établie pour que seuls les experts se plaisent à s’y retrouver, plaider, argumenter et gagner leur pitance sur le dos du profane et de l’inculte.

Pourtant, il y a une sorte de fascination morbide dans cette lecture, de percevoir la marche de la machine judiciaire et sa lente progression, qui s’appliquent inexorablement à coincer et à broyer l’accusé et qu’importent les circonstances, la réalité du monde en guerre. L’homme possède cette faculté merveilleuse de fabriquer des monstres destiner à humilier ses semblables et qui, en même temps, servent à justifier des valeurs d’humanité et de droits qui vont à l’inverse des résultats attendus.

Dès le départ, nous sommes devant une certitude indéniable, Céline est coupable. Tout le monde le sait, les libérateurs et le nouveau pouvoir qui mettent en place l’appareil de l’épuration. il suffit de le retrouver et peu importe le temps, les moyens, sinon il finira reviendra bien par revenir de lui-même, comme un chien pour quémander la clémence de ses juges. Dans notre société, il y a toujours matière à la faute, aucun homme n’est à l’abri du péché; aucun n’a rien à se reprocher. Même le Saint des Saints a succombé, ne fût-ce qu’une fois, même avant de naître nous sommes salis par la Faute, alors Céline, c’est l’embarras du choix.

Une procédure qui va se prolonger sur plus de sept longues années … «il s’en est passé des choses»… Céline qui, en ce mois de juin 1944, quitte sa butte avec une idée bien précise en tête, le Danemark. Il n’agit pas sur un coup de tête, sa fuite est souhaitée, planifiée et ses droits d’auteur changés en or et qui l’attendent là-bas, enterrés dans le fond d’un jardin. Précisons que ce désir de fuite existe depuis bien avant la guerre, sa correspondance en fait état, recherche d'une terre d'accueil, un lieu où se réfugier, une île où se mettre à l’abri de la catastrophe qu’il ressent comme un fardeau à porter et qui transpire dans chacun de ses écrits.

Avec Lucette et Bébert, en passant par Baden-Baden, ils traversent l’Apocalypse, s’arrêtent à Sigmaringen, y laissent Le Vigan et parviennent à destination, après leurs lots de misères et de malheurs où, le Céline médecin, soigne sans compter quelque soit l’endroit où il se trouve. Puis, c’est 18 mois de réclusion qui l’attendent et la «résidence surveillée» avec la promesse de ne pas quitter le territoire danois. Sept ans, avec «Toujours l’article 75 au cul», cette accusation de trahison qui pour lui, est incompréhensible, lui patriote et profondément français n’a jamais rien trahis, bien au contraire.

Il faut lire ses cahiers de prisons et ses lettres pour bien saisir l’angoisse de l’extradition, avec toutes les menaces et les incertitudes que cela comporte, les craintes de se retrouver dans une prison française, les humiliations, le procès bâclé, l’exécution sommaire ou l’accident malheureux et même le «suicide assisté». Il est clair que Céline, d’une façon ou d’une autre, n’aurait pas survécu à un internement en terre de France, les haines à son endroit, bien trop grandes, bien trop entretenues au fil du temps.

En effet, parallèlement à la procédure judiciaire, les faussetés courent et vont dans tous les sens, insidieux, rumeurs que l’écrivain se la coule douce et mène la grande vie, salons, dîners, réceptions alors que déjà, il vit en ermite, sur les bords de la Baltique, en attente de revenir en France un jour. Les journaux, communistes surtout, sonnent la chargent et tentent d’influencer la procédure, la durcir, rappeler sa culpabilité, le dégoût qu’il faut ressentir pour cet homme. En fait, ils ne désirent pas d’un procès pour établir un éventuel degré de culpabilité des actes de Céline, mais le condamner et à la peine la plus lourde possible.

Au Danemark les communistes sont solidaires et accusent le gouvernement de protéger Céline et d’offrir un traitement de faveur à un nazi notoire recherché par toutes les polices du monde, tandis qu’en France, ils fomentent des accusations des plus farfelues : Céline au service de la Gestapo, Céline photographié à Katyn, voyage de Céline en Allemagne au service de la propagande allemande, espionnage, dénonciation.

De son côté, la machine judiciaire bouge très lentement, lorsque le mandat d’arrêt contre Céline est lancé pour haute trahison, en vertu de l’article 75 du Code pénal et de l’ordonnance du 26 juin 1944, et après déjà avoir été pillé en août 1944, son appartement, rue Girardon, est officiellement perquisitionné, mais seulement au début de 1945. Tous les documents sont saisis, ses livres, et papiers, à la recherche d’éventuels manuscrits, le courrier accumulé depuis des mois, à l’affut des fameuses preuves de sa collusion avec l’ennemi, sa trahison qui semble tellement évidente.

Un premier plaisir, disons extrajudiciaire du livre de Gaël Richard, la présence de sensibilités auxquelles on ne s’attendrait pas à découvrir au dossier Céline. Il s’agit des lettres reçues depuis son départ précipité, en juin 44. Découverte d’autant plus intéressante que Céline, généralement, ne conservait pas les lettres qu’il recevait.

La correspondance illustre simplement la vie quotidienne dans les derniers jours de l’occupation, des lettres de l’administration, des relevés bancaires, un état de compte de l’éditeur, des factures; voilà bien la marque d’un départ précipité sans aucune indication de suivi du courrier et pour cause. Nous retrouvons également des lettres d’amis, de connaissances ou d’admirateurs, les inquiétudes des uns, on rassure Céline sur ses effets restés à Saint-Malo, les conséquences des combats, les bombardements, un avion qui s’écrase sur un café où l’on se réunissait et, surtout, le bonheur de voir enfin que les mauvais jours sont derrières; de la joie et de l’espoir, tous désirent se voir et se raconter pour profiter enfin de la vie tous ensemble. Donc rien de bien compromettant, pas de codes secrets, de renseignements destinés à l’ennemi, l’instruction devra chercher ailleurs.

Inutile de passer la procédure pièce par pièce pour constater la lourdeur du rouleau compresseur. Inexorable, il progresse et n’exige qu’une chose, non pas la vérité, car nulle part, sinon dans les lettres de Céline à ses juges, nous n’entendons parler de vérité, c’est la culpabilité de sa trahison que ses juges recherchent, même si les foutues preuves se font toujours attendre. Ce désir de broyer l’accusé est effrayant, rien ne l’affirme clairement, mais tout est présent, sous-entendu et tout se déroule en ce sens, la direction des procédures est ainsi odieusement pernicieuse.

Toutefois, l’efficacité générale de la démarche est bien différente, il y a des ratés, de l’hésitation, de l’étonnement de la part des autorités devant la minceur des accusations, la réalité ne rejoint pas la rumeur, Céline se défile. La justice ne semble pas trop savoir dans quelle direction fouiller, comme si, depuis toujours, ils croyaient que les preuves tomberaient du ciel et qu’il n’y aurait qu’à se pencher pour les ramasser à la pelle. Les responsables alimentent des commissions rogatoires, font réaliser des recherches sur l’œuvre, une d’entre elles réussit surtout à démontrer le caractère exceptionnel de la démarche de l’écrivain.

Autres ratés, les faits reprochés à Céline doivent, en vertu de l’ordonnance de juin 1944, se situer entre les années d’occupations, soit juin 1940 et la libération. «Bagatelles pour un massacre» et «L’école des cadavres» datent de 1937 et 1939, seul le livre «Les beaux draps» est publié pendant l’occupation. En principe, les deux premiers ouvrages ne peuvent être retenus par la poursuite. Toutefois, ces deux pamphlets sont réédités pendant l’occupation, mais Céline et ses avocats allèguent que le contrat d’édition de l’écrivain stipule que la réédition de ses livres relève entièrement de la responsabilité de Denoël et que Céline n’avait aucun contrôle sur la réédition de ses œuvres, mais peu importe, on n’en tiendra pas vraiment compte.

De plus, c’est également important, toujours en vertu de l’ordonnance de juin 1944, les propos antisémites ne constituent pas un délit en soi, mais seulement si les déclarions de l’inculpé favorisent l’intelligence avec l’ennemi. Il y a donc ici une nuance essentielle entre les effets réels du «délire célinien» des pamphlets et les faits de collaboration. Encore une fois, un mur se fissure.

Autre nuance, encore plus déterminante que les deux autres, les Éditions Denoël, accusées de collaboration avec l’ennemi, sont acquittées de toutes les accusations d’avoir, par leur publication, favoriser les occupants. Alors, comment donc reprocher à Céline d’avoir trahi par ses livres, alors que son éditeur n’a commis aucun acte répréhensible et susceptible d’avoir aidé l’Allemagne dans ses dessins? Reste peut-être les fameuses lettres aux journaux, cela semble bien pauvre pour la gravité de la faute qu’on lui reproche. Encore aujourd’hui on en fait des gorges chaudes, de ses lettres, sans vraiment les avoir analysées dans leur contexte.

Il n’y a donc pas vraiment à s’étonner que le gouvernement français fut incapable de convaincre les Danois (voir l’Affaire Céline de David Alliot) des crimes qu’aurait commis Céline pour justifier son extradition. Pour le Danemark, il est rapidement devenu évident que l’intégrité physique de Céline était menacé et qu’un jugement «équitable» en France était improbable. Il n’est pas étonnant non plus que Céline, jusqu’à la fin des procédures, ait toujours refusé de revenir en France de crainte d’être victime d’un obscur règlement de compte. Il savait les haines… depuis le Voyage qu’il savait, à cause du Voyage, qu’il disait, Céline.

Un autre élément du livre de Gaël Richard est la capacité de Céline, par ses lettres, à séduire et influencer ses juges et ses avocats l’encouragent fortement à agir en ce sens. Ainsi, il parvient à mettre dans sa poche un Commissaire du gouvernement, Seltesperger, qui recommande même, en 1949, le renvoi de l’accusation en chambre civique et l’abandon du mandat d’arrêt. Bien entendu, le commissaire est aussitôt révoqué et un autre nommé à sa place, un peu plus en symbiose avec la «raison d’État».

En effet, le politique ne peut laisser échapper Céline à la justice implacable du nouveau pouvoir, ce qu’il a fait est trop horrible, même si personne ne sait vraiment ce qu’il a commis comme crimes. L’opinion a besoin de vengeance, de chair et de spectacle; le pouvoir, surtout sur la pression des communistes l’a tellement dénigré, qu’une absence totale de sanction apparaîtrait comme une terrible défaite, de la mollesse, un non-sens. En réalité, tout au long de la procédure, le système judiciaire semble relativement paresseux dans la préparation du dossier, c’est le politique qui semble pousser le dossier et le ramener périodiquement à l’agenda.

Devant la pauvreté des faits et malgré les efforts de la poursuite, l’accusation en vertu de l’article 75, ne peut être retenue contre Céline et se limite à l’article 83 qui, excluant la trahison et la peine de mort, prévoit tout de même de nombreuses années d’internement en cas de culpabilité. Le refus de Céline de se présenter amène une ordonnance de jugement par contumace, c’est-à-dire sans débat contradictoire. Le procès est fixé pour le 21 février 1950 et les avocats ne pourront plaider, ce qui semble desservir l’écrivain puisqu’il ne peut véritablement se défendre, mais dans les faits cela aurait-il changé quelque chose au résultat?

Juste avant le procès, une offensive en faveur de Céline est lancée, une trentaine de lettres en sa faveur parviennent au juge : Henry Miller, Marcel Aymé, Pierre Monier, Marcel Jouhandeau, témoigneront pour Céline, insistant sur le statut de l’écrivain, sa grandeur, sa bonté en tant que médecin et de son incapacité totale à collaborer avec qui que ce soit et encore moins avec les ennemis de la France.

La lettre la plus émouvante, la plus juste vient probablement de sa secrétaire Marie Canavagia, qui est bien en mesure de saisir l’esprit de l’écrivain :

«… Cela m’a permis de me rendre compte de sa façon de travailler. À la poursuite des rythmes il composait toujours dans un état d’extrême fébrilité où il perdait facilement le sens des proportions. Ayant un don exceptionnel de la caricature il l’appliquait à tout, à tous et à lui-même. Il m’a dit un jour que lorsqu’on écrivait à la première personne il n’y avait qu’un seul moyen de s’en tirer : «se noircir». Ce mot me parait expliquer bien des choses. Vouloir faire entrer ces outrances dans le cadre d’une propagande partisane est méconnaître complètement l’esprit». (P.263)

En fait, il y a très peu de témoignages contre Céline, pourtant le verdict et la condamnation paraissent complètement démesurés en fonction du contenu réel du dossier.

Deux questions sont posées :

1ere question :

Destouches Louis-Ferdinand dit Louis-Ferdinand Céline, accusé non présent est-il coupable d’avoir en France, de mil neuf cent quarante à mil neuf cent quarante quatre, en tout cas entre le seize juin mil neuf quarante et la date de la libération, en temps de guerre, sciemment accompli des actes de nature à nuire à la défense nationale?

2eme question :

L’action ci-dessus spécifiée sous la question numéro un a-t-elle été commise avec l’intention de favoriser les entreprises de toutes natures de l’Allemagne puissance ennemie de la France ou de l’une quelconques des Nations alliées en guerre contre les puissances de l’Axe? (P.294)

À la majorité des voix, oui aux deux questions. Céline est reconnu coupable et condamné à un an de prison, 50 000 francs d’amende est déclaré en état d’Indignité nationale et à la confiscation de la moitié de ses biens présents et à venir. Convenons que C’est loin de la peine de mort, mais, c’est beaucoup en fonction de la réalité du dossier et démontre une profonde injustice envers lui.

Reste pour Céline la demande d’amnistie en raison de ses états de service comme ancien combattant. La procédure est tenue secrète afin de ne pas ameuter les médias et lors de l’annonce de la décision du tribunal militaire, le scandale éclate une nouvelle fois et le gouvernement exige la cassation de la décision. Après plusieurs mois, il y a effectivement cassation pour vice de forme, mais cela ne change rien pour l’accusé. Céline est officiellement amnistié et de retour en France.

Il est facile, aujourd’hui, d’affirmer que Céline s’en est relativement bien sorti, qu’il aurait mérité pire. C’est surtout parce que, du Danemark et par l’entremise de ses avocats, il s’est battu pendant sept ans, à coups de lettres, de mémoires et par l’acharnement de quelques amis. Céline a résisté pour faire valoir son point, qu’il n’avait pas à servir de boucs émissaires tandis que d’autres passaient si facilement entre les mailles du filet.

Il fut pourtant condamné à un an de prison et à l’indignité nationale, ce qui, à la lecture du livre de Gaël Richard, apparait absolument démesuré en fonction du poids du dossier. C’est le mérite de ce livre qui, en présentant l’ensemble de la procédure judiciaire contre Céline, montre sans l’affirmer, que l’accusation ne tenait qu’à un pouvoir politique vengeur et que la machine judiciaire, malgré la pauvreté des preuves contre Céline, ne pouvait pas ne pas le condamner.

Pierre Lalanne


mardi 1 mars 2011

Louis-Ferdinand Céline et le règne de la raison

«Ils sont partis vers la raison… La raison leur rend bien…Ils ne parlent plus que raison… Raisonnablement… brelans de cloches si fêlées… Les voici tout croulant de raison… Tant pis! … Les catastrophes les plus irrémédiables, les plus infamantes ne sont pas celles où s’écroulent nos maisons, ce sont celles qui déciment nos fééries…» Bagatelles pour un massacre p.347

Nous sommes en route pour le voyage, le dernier; parcours sans escales, sièges confortables, luxe, sécurité, connexion sans fil, musique. Nous sommes à bord du train aseptisé de la raison, lancé à vitesse TGV vers une destination incertaine, celle du bonheur et des plaisirs infinis, nous dit-on! La chance de vivre à une époque où tout semble nous orienter vers l’âge d’or de notre civilisation.

Pourtant, à la mesure de l'accélération, nos perceptions se rétrécissent, deviennent d’une petitesse infinie, nous sommes enfermés dans un compartiment vitré où notre vision se limite au défilement d’un décor déformé par la rapidité de nos actes, par la nécessité de réaliser dans la seconde les tâches les plus ordinaires. Le temps est l’ennemi, le vaincre absolument et sous toutes ses formes.

Cette obsession de la vitesse, la nécessité de croire que l’efficacité rime avec instantanéité est un non-sens, une sorte de complot inconscient pour empêcher l’humain de prendre le temps de réfléchir, de s’attarder aux conséquences de ses gestes. Dès la naissance, nous devons porter des œillères pour nous empêcher de voir les menaces et résister au viol de notre conscience. Un non-sens, parce que l’accomplissement de soi ne se fait pas en un quart d’heure entre deux émissions de télé, qu’une vie ne se limite pas à la rationaliser et à la comptabiliser; que le processus de création d’un artiste ne constitue pas une mode, «une fête à Neuilly», disait Céline, mais l’achèvement d’un voyage intérieur, ardu, solitaire et aux résultats aléatoires.

À une éternité de ces conceptions aux allures mystiques, la raison nie l’existence même de cet état intérieur, indépendant de la banalité du quotidien et difficilement contrôlable par le rationalisme. Intériorité si cher à Céline, ce qu’il appelait la vulgarité était la recherche directe et rapide de la satisfaction de désirs primaires; désirs incontournables et nécessaires, mais que la raison a érigés en dogme. Forcément, puisque la réflexion n’y a pas sa place. L’impulsion, la nécessité d’assouvir et de s’intégrer à la multitude, de communier avec l’ensemble, de se fondre dans une collectivité avide de frissons.

Cette raison absolue émerge des Lumières et se base strictement sur la science et doit conduire l’humain à une sorte de perfection divine, un bonheur matériel atteint par la force du raisonnement et de la déduction. Ainsi triomphera la civilisation moderne en jetant bas toute l’accumulation des vieilles superstitions et croyances pour, enfin, sortir l’homme de son obscurantisme millénaire.

Le perfectionnement des techniques devrait amener l’humain aux portes du savoir absolu, des origines, lui faire côtoyer «la création» et lui permettre même de faire mieux que la série de Dieux qui se sont succédé depuis la nuit des temps. Plus puissant, l’humanité parviendrait même à éviter les «erreurs de la nature», endiguer les maladies, améliorer le confort, réduire la dureté du travail, canaliser les intelligences, contrôler les émotions et les «travers» de la nature humaine : créer un être parfait

Pour l’implantation définitive du règne de la raison, sa domination tyrannique sur l’ensemble de la planète, elle doit également rendre les hommes égaux en droits (de crever libre sur les champs de bataille) et en devoirs (d’élire ses tyrans), afin de parvenir à cette finalité ultime, de rendre les humains tous semblables devant leurs pairs, les uns et les autres, quelques soit l’endroit où ils vivent. Robotiser l’être, créer «Le meilleur des mondes», détruire les frontières, tuer le rêve en l’abaissant au niveau du vulgaire, de l’accessoire, le syndrome du voisin gonflable… abaisser l’égalité à une histoire d’avocats. L’argent, le commerce, comme moyen d’unification, comme langage universel.

Un phénomène assez facile à constater, de plus en plus, l’organisation sociale qui encadre l’existence laisse bien peu de place à l’expression d’une identité quelconque, d’un relâchement émotionnel, de la promotion d’une différence qui sort des règles de la raison. Bien au contraire, toute forme d’affirmation autre qu’économique est associée à une régression.

De l’enregistrement de la naissance à la certification du décès, tout apparait propre, planifié, prévu, imposé, aplani. Inéluctable. À moins d’une marginalisation radicale, il est très difficile de sortir du carcan décrété par une pratique présentée comme stimulante, édifiante et allant de soi, la seule possible… produire de la richesse matérielle et le reste ira tout seul, les difficultés s’aplaniront. Forcément, laisser entrevoir que le rythme pourrait être différent, la manière autrement, menace la solidité de toute la structure. La lenteur, la réflexion, le questionnement, le doute, tout cela se situe aux antipodes de l’orgie mercantile de notre époque.

La vie est trop mystérieuse, trop libre, trop imprévisible, trop belle et trop dangereuse pour la laisser s’épanouir d’elle-même, en absence de balise et selon sa seule incarnation. La vie est une impulsion pouvant conduire celui qui en est malencontreusement doté aux pires excès, dans des lieux imaginaires aussi terrifiants qu’hallucinants que la société se doit de canaliser et d’orienter afin de donner à la vie une certaine sagesse, un sens pratique; lui donner simplement une raison, puisqu’il doit bien en exister une, sinon à quoi bon? Elle se limiterait alors qu’à une simple vérité, la mort.

Le but ultime de la raison est le prolongement de la vie matérielle, la conquête de l’éternelle jeunesse pour une satisfaction en continu des «plaisirs de la vie» qui permet de repousser la mort au-delà des possibles, à sa toute dernière extrémité, même la congeler afin de la protéger et de voir venir les futurs progrès de la technique. C’est-à-dire, en repousser l’échéance et, ultimement, la nier.

Même dissimulée par le spectacle de la quincaillerie médicale, la mort est effectivement terrifiante et Céline nous le rappelle tout au long de son œuvre; œuvres qui nous ramènent à notre propre vécu. Voir la mort en face, les yeux éblouis de l’agonisant, qui semble la regarder bien en face, la mort. Parfois, la souhaiter, la provoquer. Ce dernier souffle que le vivant, impuissant, guette avec l’espoir de le voir s’envoler poussé par l’esprit.

Il existe de magnifiques légendes brodées autour de la mort, légendes bretonnes que Céline affectionnait particulièrement et tout cela est nié par la technicité de la mort, car cette dernière est perçue comme l’échec de la raison; l’échec de son contrôle sur la vie. En fait, de nos jours, seule la mort libère encore l’homme de la raison, mais pour combien de temps?

À défaut de mieux, la mort se limite à un évènement que la raison s’efforce de décrire tout simplement par un arrêt des fonctions vitales, la machine qui se détracte, les cellules cancéreuses qui se multiplient, ou par le vieillissement masqué par la chirurgie plastique ou autrement. La mort est une anomalie technique, un inconvénient, un dysfonctionnement que la raison s’efforce de dominer en repoussant toujours plus loin le dernier instant, mais contradiction absolue, étant donné les coûts de l’acharnement, l’euthanasie est devenue une considération éthique, bientôt une norme pour ceux qui ne pourront s’offrir la vie éternelle. Du prix des indulgences, nous passons aux coûts des assurances.

Le médecin n’est plus payé pour soulager l’esprit, comme le défendait Céline, mais pour pousser la machine humaine jusqu’au bout; le scientifique se préoccupe peu du sentiment, de l’émotion provoquée par le grand passage, il se moque bien de l’obole à Charon, il est là pour requinquer la machine, servir la logique et non pas s’étendre sur l’irrationalité de l’esprit. Céline fut obsédé par la mort, même s’il n’a jamais nié l’importance de la science pour l’éloigner et la soulager, il n’a jamais admis que les moyens prennent le dessus sur ce qui relativise la fin, l’imaginaire, la féérie, le mystérieux, le fantastique.

Pour Céline, la victoire de la raison a radicalement transformé l’imaginaire construit par l’humanité au cours de siècles, afin d’affronter ses angoisses les plus légitimes, un foisonnement magnifique d’interprétations dans une multitude de possibles. À présent, sa capacité à innover se limite à la fabrication d’objets ou de cultures, strictement basée sur l’augmentation de leur valeur. L’identité de l’individu n’est plus la terre, la famille, la tribu, le clan, mais l’entreprise à laquelle il s’enchaine dans l’espoir où elle lui offrira la stabilité, le gite et la satisfaction des plaisirs.

La raison, par la réduction de la pensée, a réduit l’être humain, ses aspirations et son avenir en une valeur marchande unique. Par contre, Céline affirmait que seul le gratuit est «divin»; on remarque le chemin parcouru où le «divin» s’est vu balayé et relayé à l’accessoire. Tout ce qui fait appel à l’émotion, à l’irrationnel est qualifié d’obscurantisme et de primitif et, surtout, d’improductif. Auparavant, le marchand, le boutiquier étaient considérés comme un mal nécessaire, aujourd’hui, il est l’homme fait Dieu. Plus rien de gratuit.

Pour Céline, la consolidation de cette civilisation, basée exclusivement sur le matérialisme, conduit l’humain à la déchéance et à la perte de toute sa «raison émotive». Lorsqu’il évoque, dans «Bagatelles pour un massacre» que l’écroulement de nos maisons à la suite d’une catastrophe n’est rien à côté de la perte de la féérie, une maison, un abri se reconstruit toujours, mais qu’une fois l’imaginaire disparu, la féérie envolée l’humain se retrouve devant le vide et que ce vide, la raison est incapable de le combler.

Pour fonctionner à plein régime, la raison doit nier l’identité; l’identité même de l’homme à toute forme d’appartenance irrationnelle, sinon à celle de la logique implacable de ses actions.

Là est le triomphe de la raison et là est aussi le mysticisme de Céline, sa révolte dans l’écriture, le combat célinien au nom des siens, de ses frères humains contre la perte de leur identité. Toute son œuvre représente le combat de l’imaginaire, c’est-à-dire de l’intériorité. Nous ne pouvons lire Céline, tout Céline, sans conserver en mémoire se sentiment supérieur qui l’habite.

L’écriture célinienne ne peut s’expliquer autrement et surtout pas par la raison, par analyse sémantique, grammaticale ou autrement. Elle ne raconte pas l’imaginaire, elle en fait intrinsèquement partie, elle englobe la totalité de l’imaginaire. Elle est, par définition, imaginaire, d’où sa déraison et son «délire» que l’on peut facilement qualifier de mystique.

Pierre Lalanne