Il y a 50 ans à Meudon, le 1er juillet 1961, dans l’indifférence générale, meurt Louis-Ferdinand Céline, médecin et écrivain. Il vient à peine d’avoir 67 ans. Les dernières images de l’homme nous montrent un homme vieilli prématurément, comme accablé par une vie qu’il avait désiré « remplie d’évènements ». Cette vie l’a mené aux confins d’une nature qu’il croyait humaine, mais, finalement, qui fut bien trop lourde à porter pour un seul homme. Les Dieux eux-mêmes sont incapables d’assumer cette charge insurmontable.
Pourtant, ce qu’il a connu, vu et ressenti lui donne bien cent ans de sagesse et de clairvoyance, mais aussi cent ans de douleurs et de reniements.
Les uns le comparent à un clochard tandis que d’autres le regardent comme une espèce d’ermite volontairement coupé du reste du monde. Pourtant, Céline ne s’est pas isolé de son propre gré, c’est pour lui une question de survie. Jusqu’à la fin, Céline demeure à l'affût des évènements, des opinions, des mouvances sociales et politiques et se renforce dans sa certitude que l’humanité ne guérira jamais de sa soif d’hécatombes. «Jamais personne ne lui a prouvé qu’il avait tort, mais, il y a en lui un sentiment d’échec, la déception d’avoir souffert tout ça pour rien, l’incompréhension, le mépris, le rejet et l’indifférence.
C’est le monde qui s’est coupé de Céline et non l’inverse. En agissant ainsi, la société croyait pouvoir tracer une ligne définitive sur un passé honteux. Les survivants espéraient transférer à quelques-uns, toujours les plus faibles, leur part de responsabilité, qui demeure avant tout commune et collective avant d’être individuelle; comme il est facile de devenir le bouc émissaire de tout un siècle lorsque l’on refuse de rentrer avec le troupeau. Finalement, l’homme n’invente jamais rien, il ne fait que se perpétuer et se rassurer en fonction du regard des autres.
Vieillissant et accablé l’écrivain porte sur son visage les stigmates d’une civilisation perdue, tel un reproche amer envers l’insouciance des vivants. Le corps ne suit plus vraiment la cadence d’ascète qu’il s’est imposé pour bien montré cette indépendance à laquelle il tient par-dessus et qu’il n’est surtout pas dupe de l’exil où il est forcé de vivre, la continuité de sa prison, l’isolement physique et la solitude intérieure.
C’est un ultime défi qu’il lance aux castes parfumées d’idéologies humanitaires à géométrie variable, les politiques, les universitaires, les pseudo-intellectuels cultivés qui se vendent aux affairistes de toutes tendances où leur supériorité perverse s’acharne à nous convaincre qu’ils agissent pour le bien commun. Le monde que Céline présageait et qu’il voyait surgir dans la boue des tranchées de 14-18 est déjà sur le palier de sa porte et attend pour le conduire au tombeau. Il est aigri même s’il n’y peut rien, le sens du prochain siècle et le destin des humains sont tout tracés, la victoire de la raison et de l’uniformisation est totale, il ne reste plus rien d’autre à faire que s’enrichir en attendant le mur.
En ce début d’été 1961, il se sait en sursis depuis longtemps, depuis Vestre Faengsel et, peut-être bien avant; depuis l’écriture extatique de ce «Voyage au bout de la nuit», où la transe qui l’a guidé ne l’a jamais plus vraiment quitté. L’écriture n’est pas une finalité pour Céline, mais l’expression de son absolu qui se transmet par ce médium. L’écriture est le bouillonnement de sa source intérieure, elle laisse sur le papier une piste qu’il nous demande de suivre, celle des origines qui conduit nécessairement à la déception, car, Céline sait que nous courrons à l’échec, gaspillage de tant de possibilités par pure vanité.
Le témoignage de sa fille Colette montre bien le degré élevé de mysticisme qu’il pouvait atteindre lorsqu’entièrement imprégné par sa quête d’absolu, il plongeait à la poursuite des chimères qui peuplent notre inconscient depuis la nuit des temps et les forçait au dialogue. Il les affrontait nuit après nuit, luttait, contre des forces qu’il croyait pouvoir vaincre ou sinon comprendre :
«Il écrivait surtout la nuit. Il s'asseyait à son bureau, dans cette même pièce, qui était notre chambre à tous deux. (…) il allumait la lampe de son bureau une bonne partie de la nuit. (…) il n'était pas facile de dormir (…) j'avais un œil ouvert et je le regardais. J'avais du mal à m'assoupir avec l'éclairage. Mais surtout il parlait seul et très haut, se levait, circulait en parlant encore plus fort. J'avais droit à tous les personnages qui défilaient devant moi et j'espérais qu'ils mourraient bientôt. La nuit était très longue (…) « Céline vu pas sa fille » Figaro littéraire du 26 mai 2011, sur : http://lepetitcelinien.blogspot.com
En ce début d’été 1961, le lot de souffrances qu’il peut encore supporter atteint son point culminant, le rattrape; son temps est compté et, même s’il n'a pas encore tout raconté ce qu’il a vu, ce qu’il sait et ce qu’il entrevoit pour l’avenir, il laisse venir la mort et l’espère. Son combat, ses affrontements perpétuels avec les maîtres de la nuit qui règnent aussi sur le jour l’ont épuisé. Le moment de laisser le dernier mot à ses livres est presque là.
Il la connait bien, la mort… cette grande faucheuse, il l’a si côtoyé souvent, frôlé les contours en tellement de circonstances extraordinaires, qu’il est impossible de toutes les retenir et les exposer devant l’indifférence et l’amnésie généralisée. L’accumulation des massacres est trop imposante pour la multitude, une mémoire sélective s’impose de fait afin de conserver à la race ses illusions de bonheur. Le drame de Céline se situe justement dans cette incapacité à vouloir réduire cette mémoire si précieuse à une perversité politique. Pour Céline, le bonheur n’existe pas, seulement la mort au bout du parcours.
La mort, il l’a connait sous toutes ses formes, en engagé de 14 et aussi, nous l’oublions, de 39 comme médecin sur un transporteur de troupe, en colonisateur, en médecin des pauvres, en fugitif, en prisonnier et surtout en écrivain où l’Ankou est partout présent, une mort obsessionnelle. Cette « seule vérité », qui nous apparait après l’ivresse de la vie, le seul aboutissement possible au drame chaotique d’une humanité triomphante et insouciante où elle devrait s’imposer une plus grande humilité devant ce qui l’attend.
Le caractère insoutenable de la mort, Céline l’a hurlé de toutes ses fibres, dans ses mots, dans sa langue, français si riche en nuances et en puissance. Il a placé la mort où elle doit se trouver, au centre du tout, et ce, avec une sensibilité qui lui est si propre, sensibilité toute célinienne que trop cherchent à nier et interprètent encore comme de la vulgarité, cette crainte instinctive de s’enfoncer dans l’œuvre de Céline et ne plus pouvoir en émerger. Tout est là, plonger dans Céline, c’est vivre avec la mort sous toutes ses formes.
Céline est mort seul, comme il l’a voulu, «pas de médecins, pas d’hôpital», pas de soins, face à face et seul à seul, tels deux vieux complices qui se retrouvent définitivement après un parcours parallèle ponctué de hasards, c’est Bardamu et Robinson qui se rejoignent enfin pour tenter de boucler la boucle «et qu’on en parle plus».
La mort oui, il est prêt à se laisser emporter, mais avec le moins de souffrances possible, même s’il affirmait que l’homme se raffinait dans la souffrance et se vulgarisait dans la fête. Contrairement à la mort, la souffrance peut être atténuée et c’est principalement pour cette raison qu’il fut médecin avant d’être écrivain, afin de soulager une partie de la souffrance humaine en s’attardant à la « psychologie » du patient plutôt qu’à lui prescrire la dernière nouveauté pharmaceutique, autre tare qu’on lui a fréquemment reprochée, d’être un mauvais médecin. Pourtant, tous ceux qui l’ont côtoyé soulignent son extrême douceur et sa patience, en particulier envers les enfants.
Ce jour-là, ce 1er juillet, temps de canicule, Céline venait à peine de terminer sa dernière «chronique» achevant l’histoire d’un siècle qui, comme lui, avait vieilli prématurément à force de malheurs et d’outrances; siècle dévorant allègrement ses enfants avec un appétit insatiable, comme si l’accumulation des cadavres pouvait assurer le bonheur des masses, plutôt que celui des marchands de canons.
Ce siècle de raison fut chargé de promesses et de désillusions, d’affirmations et de désarroi, de technique et de destruction, d’appartenance et de nivellement. Il en fut surtout un siècle de mensonges et de fourberie et un homme seul, a osé l’affronter dans toute sa démesure. Céline est devenu une sorte de héros mythologique des temps moderne, sinon comment expliquer l’aura qui l’entoure et l’étrangeté de sa «popularité».
Sur Meudon, 25 ters routes des Gardes, c’est la fin de quelque chose, le recueillement, c’est le respect et l’attente, comme si d’autres évènements hors du commun allaient se produire. Les animaux se sont tus, ils préfèrent la simplicité du silence aux états d‘âme des hypocrites, les bêtes savent et ressentent la sensibilité de l’écrivain qui se dilue lentement dans l’air lointain de Paris. Lui qui affirmait qu’un menhir ou un dolmen valait toutes les cathédrales du Moyen-âge, les seuls dignes de sa confiance, les animaux, se devaient de lui rendre ce dernier hommage, le seul qui compte vraiment; hommage en souvenir des fées, des déesses et de l’ensemble des danseuses de l’imaginaire célinien.
À sa mise en terre définitive en novembre 1961, Arletty qui assiste à la cérémonie conclue ainsi :
« … un chat roux s’installe près du cercueil pendant toute la cérémonie; un jeune enfant arrose des fleurs près d’une tombe voisine, un houx poussait à côté. Ce qu’il eut souhaité. L’enfant, l’animal, l’arbuste. Je jette sur sa tombe un peu de terre de Courbevoie». D’un Céline l’autre, p.100David Alliot Bouqins Robert Lafont.
Pierre Lalanne