vendredi 15 avril 2011

Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (2) : Le cheval.

Louis-Ferdinand Céline a partagé une période de sa vie en étroite relation avec les chevaux; un temps très court, certes, mais chargé d’une intensité émotive et historique. Le passage initiatique du XlXe au XXe siècle, qui l’a profondément marqué et a fortement influencé son cheminement, genèse et point d’ancrage de toute son œuvre et de son parcours. Jeune homme de 17/18 ans, Louis-Destouches est parvenu à une période charnière de sa vie avec le désir bien naturel de quitter son milieu et de vivre des évènements hors du commun, comme il l’inscrit presque prophétiquement dans ses «Carnets du cuirassier Destouches».

Le 2 octobre 1912, Louis précède l’appel et s’engage dans le 12e régiment des Cuirassiers, le «12e cuir», dont les quartiers sont situés à Rambouillet. François Gibault, dans «Le temps des espérances», précise qu’il s’agit d’un régiment prestigieux dans la tradition de la grande cavalerie, ayant participé aux plus grandes batailles, Austerlitz, la Moskova et Solférino.

Un régiment sous la garde proche des présidents de la République, appelé aux défilés parades et l’accueil des chefs d’État. Rejeton mythique de la chevalerie, Louis se voit assurément comme un chevalier «moderne» sous sa cuirasse rutilante, défilement d’images de l’époque merveilleuse des aventures de la «Table ronde» avec cette recherche de prestige et de sensations fortes. L'engagement au nom de son roi et pour sa belle, mais également une quête intérieure où le jeune homme tente de découvrir sa propre individualité, son Graal.

Malgré toute sa bonne volonté et la naïveté du jeune adulte envers le métier des armes, on peut assez facilement concevoir le choc, lorsqu’il fut confronté à la triste réalité de la caserne, la discipline, les corvées, la brutalité, le hurlement des ordres, les insultes et, surtout, cet inconnu : le cheval. Il y a là toute la différence entre la sensibilité de ses rêves d’enfance et le frustre habituel de la troupe, dissimulée sous les plis parfaits de l’uniforme. L’affrontement entre deux mondes totalement différents et quels mondes! Le passage de l’innocence et de la naïveté à la terrible avidité de la meute.

D’ailleurs, dans «Casse-pipe», Céline illustre superbement son arrivée aux portes de la caserne, son entrée dans une prison infernale, la nuit effrayante et son premier contact avec son nouvel environnement militaire et ce cheval fantastique, sauvage et mystérieux, compagnon inaltérable du cavalier:

«« Brigadier! C’est l’engagé!

- Qu’il entre ce con-là»

(…) On est entrés dans la tanière, ça cognait à défaillir les hommes de la garde. Ça vous fonçait comme odeur dans le fond des narines à vous reverser les esprits. Ça vous faisait flairer tout de travers tellement c’était fort et acre… La viande, la pisse et la chique et la vesse que ça cognait, à toute violence, et puis le café triste refroidi et puis un goût de crottin et puis encore quelque chose de fade comme du rat crevé dans les coins. Ça vous tournait sur les poumons à pas terminer son souffle»

Outre ces premiers contacts avec l’humanité particulière de l’escadron et l’odeur des hommes et des animaux, le Bardamu de «Casse-Pipe» est rapidement confronté avec un cheval qui surgit dans la nuit, telle une créature fabuleuse sortie tout droit des ténèbres. Le jeune engagé est énormément impressionné par ces mélanges de bruits, de parfums acres et d’images fugitives, montagnes de chairs et de muscles, vacarmes des sabots sur les pavés de la caserne, monstres qui galopent dans la nuit et surgissent tels de véritables spectres. Bêtes effrayantes et lieux maudits par les hommes morts à la guerre; visions et résurgence de ses souvenirs qui illustrent son état d’âme d’alors, lorsqu’il approcha cette bête pour la première fois.

Ce cheval dont il faut absolument se faire le maître, mais aussi le futur compagnon de sa solitude et peut-être même, pourquoi pas, le remplaçant du chien de sa grande mère, le Bobs de son enfance, comme le seront plus tard et dans des circonstances presque similaires sur le plan émotif, Bébert et Toto. Le cheval représente la force et la supériorité de l’homme, une domestication millénaire qui le conduit à la conquête du monde; guerres et migrations, cavalier chargeant l’ennemi en sabrant de tous les côtés pour se frayer un passage à travers les hordes ennemies. Cette domination du soldat sur le cheval constitue un rite de passage incontournable, qui affirme la supériorité du cavalier sur le reste de la troupe.

Enfermé dans son hypersensibilité, Louis croyait pouvoir faire de son cheval un allié qui allait l’aider à vaincre les difficultés d’adaptation à la vie du régiment, mais il devait surtout surmonter sa propre terreur des chevaux. Les premières pages de «Casse-Pipe» décrivent d’une manière hallucinante et féérique le premier contact de Bardamu avec ces démons ailés, pégases échappés des écuries de l'Olympe, épris de fierté, d’orgueil et de supériorité divine. Ils surgissent à l’improviste pour aussitôt disparaître dans la nuit terrorisant le pauvre mortel, ébahi :

«… Voilà une trombe qui débouline… Vlop! Po! Dop! Vlop! Po! Dop! En plein dans notre tas… Une charge… On reste plantés…Il nous traverse. Je le vois au falot… Un éclair… il volait… C’était plus un cheval… Il tenait plus au sol… En vertige qu’il nous a scié… Yop! Po! Dop!... Tagadam! Tagadam! Il était loin. (...) Encore un cheval qui débouche au triple galop… Il fonce… il nous double ventre à terre… un bolide Tagadam! Tagadam! Tout blanc qu’il était celui-ci… à folle cadence poulopant… la queue toute raide, en comète toute solide à la vitesse… il a presque emporté le falot… soufflé au passage… Tagadam! Tagadam! Et que je redouble…» P.25-26.

Dans cette description, Céline montre la profondeur de son dénuement, son incertitude et sa faiblesse devant autant d’inconnus et de dangers qui le menacent; rappel de sa folie d’avoir signé l'engagement. Il anticipe sur les difficultés qu’il connaîtra avec les chevaux, tout au long de sa formation de militaire.

Louis s’est adapté que très difficilement à la vie de soldat, tout cela est bien loin de son enfance douillette, l’absurdité répétitive des exercices, la fatigue, la promiscuité, le nettoyage des écuries et multiples autres corvées, répétitions infinies de gestes devenus mécaniques qui, nécessairement, endurcissent et transforment l’homme en une machine à obéir.

Plus tard, aux États-Unis, à Détroit, il fit certainement le rapprochement avec le même type d’endoctrinement, celui du travail, de l’abrutissement des chaines de montage dans les usines Ford, la déshumanisation de l’acte de création en fonction de l’enrichissement des autres; travail qui devrait se définir en tant que mode de valorisation plutôt que d'aliénation et de destruction.

Le plus difficile est l’apprivoisement de son cheval, une peur innée de cet animal qu’il eut à vaincre pour devenir un véritable cavalier/chevalier et par le fait même, un homme. Des épreuves si difficiles à surmonter, qu’il songe, peut-être sérieusement, à déserter. D’ailleurs, la correspondance entre les parents et les officiers responsables de la formation de la jeune recrue évoque les difficultés d’adaptation de Louis et sa peur du cheval est clairement mentionnée.

C’est encore dans «Casse-pipe» que Céline montre, cette fois, par la bouche d’un soldat d’expérience, toute la difficulté des relations et de l’ambivalence du cavalier envers sa monture. Tout en jurant contre la bête, Lambelluch démontre un grand respect envers l’animal, son intelligence et sa puissance, ce que devait également ressentir Louis Destouches :

«Lambelluch, il la reconnait, «c’est la Sabretache (…) je la connais-moi la «Qui dit oui» ! Qu’elle m’en a t’y fait chier du poivre de tout mon temps de bleu! Merde dis donc! Que c’est la pitié pitoyable de voir ça pouloper perdu, insulter la misère de l’homme. Animal du vice! J’y ai cassé dis donc ma vannette à travers les os à la bique maudite! Dans la correction! Je ne suis pas brutal de nature! Dis donc je l’avais au choléra! Je m’approche pour y remettre sa musette… Elle avait la tête en bas… La tante elle m’encense! Je prends la relevée en pleine tirelire! Baouf! Je pars à dame! Je m’envole mon ami! Je m’envole! Un tombereau! Comme qui dirait qui me bute en pleine face! De l’encolure mon ami! De l’encolure y a pas plus fort! C’est pas con un cheval! C’est pas con!»» P.34-35.

Finalement, Louis parviendra à dissimuler sa sensibilité, surmonter, ses craintes, son découragement et contrôler sa peur de l'animal. Il franchit progressivement les étapes et il passe au grade de brigadier, puis à celui de maréchal des logis. Il a vaincu l’esprit retors de la bête, mais, aussi, il a compris son intelligence et sa nature qui lui est propre. Il en a apprécié sa fierté, sa beauté et le prestige qu’il offre à celui qui le monte avec grâce.

Il existe des rapprochements, des liens avec la passion que Céline manifestera plus tard pour la danse; les chevaux à l’exercice, leur noblesse à la parure, les répétions au carrousel, tout cela c’est un peu comme se produire sur une scène et participer à un spectacle de danse, l’harmonie, la justesse des mouvements, les corps parfaits des artistes, de la troupe. Céline, n’est pas resté insensible devant ces images, la beauté des muscles, le style aérien d’un cheval qui franchit l'obstacle avec élégance, le rythme, les pas, le surplace, la marche et le trot, jusqu’au galop, la perfection du mouvement, la concentration du cavalier et de son partenaire et la réussite de la figure imposée.

Tout est là. Il ressent l’impression de voler avec son cheval et faire un avec son partenaire… de danse? Et que dire de la satisfaction d’avoir réussi et être intégré à cette gigantesque troupe de danse. En deux ans, le jeune Destouches a vaincu, il surmonte sa peur, affirme sa confiance et s’intègre à son régiment. Il devient un peu plus adulte.

Des défilés pour le président de la République, aux plaisirs discrets de côtoyer «le beau monde» aux parties de chasse organisées par le pouvoir ou bien la répression de quelques grèves, août 1914 vient bousculer la routine et annonce la catastrophe. La guerre!

Passées les premières heures, les premiers jours d’enthousiasmes patriotiques; passées les effusions, les espoirs d’une gloire facile, «Tous à Berlin!». Louis, qui a eu 20 ans en mai 1914, accompagné de son fidèle cheval s’embarquent avec le reste de son régiment pour un autre théâtre, celui des opérations. Le grand jeu, la grande mise en scène qui ensanglantera l’Europe et marquera à jamais le jeune homme et tous les survivants de sa génération. Cette guerre qui montrera la toute-puissance de l’absurdité humaine.

Commence alors une nouvelle étape pour Louis Destouches et son cheval, un nouveau type de relation s'établira forcément entre les deux victimes. À présent, leurs destins sont véritablement liés, de la fidélité de la bête, dépend la vie du cavalier. Ils vivront ensemble des moments d’une intensité et d’une intimité rare, partageront le même sort, celui des marches interminables, de jour, de nuit, les privations, la fatigue et la peur commune.

Dans «Le cuirassier blessé» Céline, 1914-1916, publié aux éditions du Lérot, Jean Bastier retrace de manière magistrale le parcours du régiment auquel est attaché le Maréchal des logis Destouches, et ce, à partir du moment du départ vers le front, des premières chevauchées dans les Hauts-de-Meuse, des chevauchées en Argonne et en Flandre, la bataille de Pelkapelle, la blessure, le rapatriement…

C’est plus de 1 483 kilomètres à cheval que le futur Céline parcourt en trois mois de campagne, 679 en août, 596 en septembre et 208 en octobre. Bastier, utilise principalement le journal du régiment pour les suivre à la trace, les commentaires des officiers et aussi les lettres et autres écrits d’écrivains déjà connus et engagés dans le même secteur, comme Fournier et Péguy. Il réussit tracer un portrait fidèle et vivant des marches harassantes, des retraites, des replis, des courses, des haltes, des accrochages, des combats, de la misère, de la fatigue et de la mort, autant pour les hommes que pour les chevaux. Un livre qui force l’admiration envers ces hommes lancés dans une aventure dont personne n’est en mesure d’en percevoir véritablement l’horreur; un livre qui confirme la confusion et l’improvisation de ces hommes qui en conduisent d'autres à la mort.

Compagnon de misère et d’infortune, les sentiments de Céline pour le cheval s’exprimeront plus tard dans «Voyage au bout de la nuit» avec une déchirante compassion. Certes, les deux partagent les mêmes douleurs, mais celle du cheval est silencieuse et résignée, mais un et l'autre ne comprennent pas le pourquoi d’une telle folie, homme et cheval sont impuissants devant la fatalité. Il est plausible de croire qu’il n’existe plus de peur ou de méfiance entre les deux victimes, mais l’acceptation d’un sort commun dans la souffrance. Le cheval et l’homme vivent les mêmes évènements et éprouvent la même incompréhension, les mêmes terreurs :

«…Je l’aurais bien donné aux requins à bouffer, moi, le commandant Pinçon, et puis son gendarme avec, pour leur apprendre à vivre; et puis mon cheval aussi en même temps pour qu’il ne souffre plus, parce qu’il n’en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu’il en avait mal, rien que deux plaques de chairs qui lui restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, à vif, avec de grandes trainées de pus qui lui coulaient par les bords de la couverture jusqu’aux jarrets. Il fallait cependant trotter là-dessus, un, deux… il s’en tortillait de trotter. Mais les chevaux, c’est encore bien plus patient que des hommes. Il ondulait en trottant. On ne pouvait plus le laisser qu’au grand air. Dans les granges, à cause de l’odeur qui lui sortait des blessures, ça sentait si fort qu’on en restait suffoqué.

En montant dessus son dos, ça lui faisait si mal qu’il se courbait, comme gentiment, le ventre lui arrivait alors aux genoux. (…) Ils avaient peurs de bouger à cause des plaies d’abord, et puis ils avaient peur de nous et de la nuit aussi, ils avaient peur de tout, quoi!» Voyage au bout de la nuit, romans 1 Pléiade p. 25-26-29 dans Le cuirassier Blessé p. 98.

Il est habituellement de mise d’accepter que l’écriture célinienne consiste dans l’amplification et l’exagération du réel. Pourtant, dans cet autre extrait sur les conditions de vie des chevaux pendant les premiers mois de la guerre et constatés par un militaire de carrière, un général, s'il en faut, concorde étrangement avec celui de «Voyage au bout de la nuit» et renvoient les phantasmes céliniens à une réalité que beaucoup refusent encore d'admettre:

«Les pauvres bêtes allaient se dessécher, atteintes de brûlures, de plaies, de blessures sur le dos, dues au contact insupportable de la couverture de la couverture imprégnée de sueur… Je regardais nos chevaux devenant peu à peu méconnaissable, efflanqués, mornes, abattus, le poil terne, les salières, et enfoncées. (ce signe de souffrance qui ne trompe pas!) Les côtes en cerceaux, la plupart bientôt incapables de tout effort sérieux… La guerre venue nos vieux généraux et nos vieux colonels ont comme perdu tout jugement, considéré le cheval non plus comme un être vivant de chair et d’os, mais comme un véhicule à aux forces illimitées, à ne pas ménager, parce que c’était la guerre.» Général Chambe, «Adieu cavalerie! La Marne bataille gagnée… Victoire perdue» Plon 1979 p.78-80. Dans «le Cuirassier blessé» p.100.

La guerre de 14-18… improvisation, épuisement des hommes et gaspillage des bêtes; la cavalerie n’a plus la cote, alors qui se soucie de leur sort? Bientôt, l'enlisement et la guerre des tranchées emporteront autant les hommes que les bêtes. À quoi bon des ménagers, d’en prendre soin, de les protéger en vue d'opérations futures, d’autres viendront les remplacer, des centaines et des milliers, des millions. Puis, le cheval sera peu à peu remplacé par la machine, en apparence plus résistante et plus efficace.

Le régiment de Céline ne sera jamais engagé au combat, c’est-à-dire avec des charges de cavalerie. Lorsque Louis Destouches fut blessé, contrairement au fameux dessin apparaissant à la dernière page de «L’illustrée nationale», il n’était pas sur son cheval, mais à pied.

Plus tard, Céline parlera peu des chevaux, peut-être par pudeur, afin de ne pas insister sur les détails de sa guerre. Pour marquer son destin, il rappellera quelques anecdotes que l’on retrouve dans Voyage, qu’ayant perdu son cheval, il volera celui d’un officier anglais afin de pouvoir redevenir un homme, car le cavalier qui perd son cheval n’en est plus un, encore un hommage indirect à l’union nécessaire entre l’homme et le cheval.

Sa certitude est que, finalement, hommes et bêtes sont tous du bétail devant la puissance des maîtres du monde; du souvenir des parties de chasse de Rambouillet où il surveillait les chevaux du «beau monde». Le Céline vieillissant montrera sa solidarité envers les animaux, toutes les deux victimes de la cruauté et l’indifférence des hommes envers la souffrance :

«Je sais, je connais l’hallali, j’ai assisté à des chasses du temps que je servais «cavalier»… personne prend partie pour le cerf… plus on le déchire plus ont joui, plus cent chiens le dépècent, plus son cœur à vif palpite plus c’est émouvant. Ah l’admirable agonie! Féérie pour une autre fois dans Céline, «le Temps des espérances», François Gibault, p.131.

…«Féérie pour une autre fois»… Est-il besoin de rappeler la dédicace? «Aux animaux. Aux malades. Aux prisonniers» Hommages à ceux qui souffrent… Céline et les animaux, une longue histoire commune.

Pierre Lalanne


vendredi 1 avril 2011

Les animaux de Louis-Ferdinand Céline (1): Bobs

La cohabitation et les relations avec les animaux sont importantes chez Céline, pour ne pas dire essentiel à son processus de création. Cet état d’âme se confirme avec les années d’occupation et se cristallise à partir des années d’exil; l'année où Céline quitte la France, accompagné de Lucette et de Bébert, qui deviendra «le chat le plus célèbre de la littérature française». Dans la trilogie allemande, Bébert fait figure de héros mythologique, il devient un personnage charnière qui humanise l’incroyable démesure de la folie humaine.

La présence de Bébert ramène l’homme au niveau de l’essentiel, du vivant et de la beauté au milieu de l’horreur ambiante. Bébert, demeure toujours stoïque, survole la mort de son regard de chat, créature surnaturelle, bien enfoui dans la gibecière que Céline le pèlerin porte en bandoulière, comme un talisman sur ses canadiennes sales et trouées.

Bébert n’appartient pas véritablement au monde, le chat traverse l’Allemagne en spectateur sans jamais chercher à fuir, émettre une plainte, se situant volontairement à part, indépendant face à des évènements qu’il ne comprend pas. D’ailleurs, la plupart des humains ne comprennent pas la guerre, ils se contentent de suivre le flot de feu et de sang.

Il dégage la noblesse, la certitude et la hauteur propre à sa race, snob et libre comme seul un chat peut le montrer. Il est le seul personnage de Sigmaringen à pouvoir approcher Pétain à sa convenance, sans que celui-ci s’en formalise; errer dans le château à la quête de quelques fantômes, pendant que Lucette s’exerce à la danse. Bébert est le maître du terrain, explore, fouine, renifle, mais revient toujours au moment opportun; au moment où il faut partir.

Jusqu’au Danemark où l’attend la prison pour 18 mois, Lucette et, en cachette, Bébert, avec la complicité d’un gardien francophile, visitent l’oiseau enfin en cage. C’est avec l’installation à Korsør que nous assistons à une transformation importante dans la relation de Céline avec les animaux. Les lieux sont propices aux bêtes, la forêt, la proximité de la mer, les maisons d’été et d’hiver où habitent les Destouches deviennent rapidement des lieux de rencontre, des refuges. Céline recueille Bessy, berger allemand à demi sauvage, abandonné par les troupes qui retournent en leurs terres et d’autres chats, aussi de petites bêtes, hérissons et oiseaux des alentours comprennent rapidement qu’ils ne manqueront jamais de rien, la nourriture abonde, pain, graines et, même de la viande, Lucette et Céline y veillent.

Dans son introduction au livre d’Éric Mazet et Pierre Pécastaing, «Images d’exil» aux Éditions du Lérot, Claude Dunneton décrit superbement Céline en Saint-François-D'Assise

«Céline et Lucette, la providence des moineaux, des pies, des freux et des mouettes! (…) Ils avaient donc tendu des cordages par amour, entre les arbres de Skovly, pour accrocher des paniers pleins de miettes et de graines. Dix miches par semaine qu’ils prenaient au boulanger en tournée. Et pas que du pain, de la viande aussi! … Ça s’était dit chez les volatiles, répercutés en sifflet dans la forêt domaniale – les chers duveteux accouraient de partout au festin. «On vit à Korsor, pendant les années Céline, un nombre incalculable d’oiseaux de toutes sortes», disent les auteurs. Des espèces «dont beaucoup étaient inconnus aux autres habitants du lieu». Le mot avait fait le tour des îles, sans doute, et même de très loin : des aigles venaient chercher pitance, de grands rapaces de Norvège qui se sédentarisaient pour profiter de la bidoche offerte… C’est tout de même un touchant exploit : ce côté Saint-François d’Assise devrait plaire aux écoliers d’à présent (…) «Jamais, ni avant ni après, on a vu autant d’oiseaux à Klarskovgaard que du temps de Céline et Lucette», rapporte un témoin. (p.8-9)

Au retour en France, ils ramènent le vénérable Bébert maître de la communauté, Bessy et Haricot. Ils s’installent à Meudon en exil intérieur et reproduisent aussitôt le refuge de Korsør. Un enclos, une forteresse peuplée de nouveaux fidèles qui les protégeront du monde extérieur, hostile. Le jardin devient le royaume des chats et des chiens; Lucette aménage une voilière et, après la mort de Bébert, que dire la venue miraculeuse de Toto, le perroquet qui prendra la place de choix. Céline et l’oiseau, s’adoptant mutuellement et Toto deviendra, pour les années qu’il lui reste, le meilleur compagnon de l’Écrivain.

Semblable à Bébert sur bien des aspects, Toto apparaît aussi comme un autre personnage important du monde célinien, humanisé, il reçoit les journalistes, mord les casse-pieds, casse les crayons de l’écrivain, on l’entend jacasser dans les entrevues et Céline lui apprend à siffler… Quel personnage de romans céliniens, il aurait fait!

D’où provient cet amour démesuré, ce besoin de relations intimes et privilégiées avec les animaux et, apparemment, tardif dans la vie de Céline? Certains reprochent à Lucette de lui avoir imposé sa propre passion, en insistant pour adopter Bébert, qui appartenait à Le Vigan et dont il ne s’occupait pas. Lucette a surtout contribué très fortement à raviver chez Céline cet amour qu’il avait depuis longtemps envers les animaux. D’anciens souvenirs d’enfance, profondément enfouis, des temps heureux où il marchait dans Paris avec sa grand-mère. D’ailleurs, Lucette n’a-t-elle pas affirmé plus d’une fois que Céline savait parler aux bêtes, à toutes les bêtes, les rassurer et les comprendre… tout comme Saint-François-d'Assise?

L’importance de Céline Guillou, la grand-mère de Louis Destouches, n’est pas à démontrer. Ses biographes l’ont tous souligné avec justesse, le fait que l’écrivain utilisera son prénom comme nom de plume et qui deviendra le symbole de son génie impose la nature des liens qui existaient entre l’aïeul et l’enfant. Cela illustre également la puissance de l’ascendance que pouvait exercer la vieille dame sur son «Petit Louis». Dans sa biographie de Céline, François Gibault souligne exactement l’importance de ce personnage central dans l’enfance du futur Céline :

«… Il s’était du reste vite établi entre eux une sorte de complicité, l’aïeule adorait cet enfant. Lui était de son côté rapidement tombé sous le charme de cette grand-mère autoritaire et sarcastique, qui critiquait si fort et si juste, n’épargnant ni sa fille ni surtout son genre (…) Céline Guillou, au soir d’une vie qui avait été rude, se plut à faire l’école buissonnière avec cet enfant curieux de tout et à le laisser filer un peu la bride sur le cou (…) Aussi, a-t-il ressenti un immense chagrin quand elle mourut le 18 décembre 1904. Plus tard, évadé de sa famille et de son milieu où il suffoquait, il a choisi de s’appeler comme elle, pour vagabonder avec elle et avec tant d’autres fantômes et guignols dans un monde qui n’était imaginaire qu’en apparence» François Gibault, Céline 1894-1932 : Le temps des espérances p.50-51

À la mort de sa grande mère, le «Petit-Louis», qui a neuf ans, «hérite» de Bobs, un petit fox-terrier, acheté pour lui par sa grand-mère et qui, toujours selon François Gibault, «devint son meilleur compagnon». Le chien accompagnera Louis dans le passage difficile de l’enfance à l’adolescence. Dans les lettres, entre 1907 et 1909, lorsque Louis est en vacances ou en séjour d’études en Allemagne et en Angleterre, il s’informe constamment de son chien, de sa santé, lorsque ce dernier donne des signes de vieillissements.

Comme le fait encore remarquer François Gibault, Bobs est souvent la principale préoccupation de Louis. Il feint de s’informer rapidement au bout d’une phrase, entre deux idées : si Bobs va guérir? S’il ne va pas grossir au passage (Choiseul)? Parfois, un simple mot au détour d’une phrase : simplement «Bobs» avec un point d’interrogation. Rien d’autre; là se tient toute l’affection qu’il ressent. Il a appris à ne pas trop s’épancher, à agir en adulte, mais l’émotion est là très présente, à la Céline.

En mai 1909, Louis est en Angleterre, lorsqu'il apprend la disparition de son chien et cherche à relativiser la nouvelle, mais sa réaction, ses justifications montrent qu’il considérait l’animal comme un membre à part entière de la famille Destouches. Pour apprivoiser sa peine, il admet que, telle une personne parvenue en fin de vie, au moins, le vieux Bobs ne souffre plus :

«Chers parents. C’est hier après-midi que j’ai reçu la nouvelle de la mort de notre pauvre Bobs. Avez-vous bien su si ce n’était pas une syncope? Mais cependant la pauvre bête n’a pas fait une mauvaise chose, car j’aime mieux le voir mort que souffrir comme il souffrait. Nous aurons fait ce que nous aurons pu. Où vas-tu le faire enterrer? S’il était mort à Albon, nous aurions pu le mettre dans le jardin. Il faut se faire une raison et qu’à l’heure actuelle il ne souffre plus». Dans «Lettres» p.19, la Pléiade, sous la direction de Jean-Paul Louis et Henri Godard

Avec la mort de son chien, cadeau de sa grand-mère, Louis est de nouveau confronté avec la perte d’un être cher, sa sensibilité, lui fait dire qu’il n’aura plus jamais d’autres chiens. Une des chaloupes appartenant à la famille sera également rebaptisée «Bobs», en souvenir du disparu, comme l’on fait pour des personnages importants qui, pour un temps, marquent la société… le nom d’une rue, d’un square, d’un édifice public.

Ainsi, Bobs, qui accompagna le «Petit Louis» pendant toutes ces années, représentait pour lui un refuge devant le monde des adultes, un paravent entre la cruelle réalité du monde, la petite morale bourgeoise de ses parents et celui des rêves et des aventures fantastiques propre à l’enfance. Il est indéniable qu’avec son chien, Louis Destouches, a apprécié la compagnie particulière des animaux et aimé leur désintéressement, leur fidélité, leur affection, ce sens unique et inconditionnel d’une telle relation où le chien n’exige rien en échange de son attachement.

Pour le Céline adulte et meurtri par les hommes, la reconstitution des souvenirs d’enfance devient un élément de survie et Lucette l’a certainement fort bien comprise. Bobs demeure un des liens précieux et directs; le lien qui fixe la mémoire du temps et l’attachement à sa grand-mère est l’un des moments forts de ce temps si éphémère et, par conséquent, précieux. L’affection envers son chien est le prolongement naturel de l’amour de l’enfant pour cette vieille, qui savait si bien montrer le côté caché des hommes et des choses. L’inverse est également vrai, les animaux illustrent aussi l’amour gratuit que l’aïeul lui prodiguait.

Le chien fait également office de protecteur «idéologique» entre lui et ses parents, il doit agir tel un confident sur le mal de vivre, tout comme l’était sa grand-mère; tout comme le firent les animaux de Korsør et de Meudon, envers ce monde extérieur qui, dans la représentation d’un ordre moral hypocrite au service des maîtres et des puissants, remplaça ses parents. Les ménageries de Korsør et de Meudon sont des tentatives ultimes pour conserver sa santé mentale dans le prolongement du premier animal de compagnie. Céline désire inconsciemment renverser l’enfer de ses exils, et revivre en différé, par créatures interposées, des moments heureux d’un temps disparu, qu’il partageait avec son vieux Bobs.

Enfin, en quelque sorte, et malgré la haine et le bannissement qui l’entourent, il s’agit aussi d’une tentative de maintenir un lien avec les hommes et leurs souffrances, qu’il n’est plus en mesure de leur accorder et pour cause. Le rejet est radical et impitoyable, il est plutôt effarant de constater que des êtres humains, qui affirment prêcher la fraternité, l’humanisme et l’égalité agissent en véritables inquisiteurs, sans remords et prêts à tuer pour faire triompher l’amour du prochain, mais sont tout à fait incapables de constater et assumer leurs phénoménales contradictions. Ils agissent au nom du Bien.

Cela pour rappeler qu’à une certaine époque de sa vie, Céline pouvait compter sur un nombre fort restreint de véritables soutiens. Par la force des choses et des déceptions, il est devenu excessivement méfiant, comprenant difficilement qu’il existait encore des gens prêts à l’aider uniquement par amitié. Les animaux jouent un double rôle, à la fois un rempart contre le monde extérieur; le monde hostile des adultes et aussi, ne l’oublions pas, un renforcement essentiel des liens et des sentiments du couple, devant les épreuves qu’ils traversent.

En effet, nous avons trop tendance à personnaliser et cibler uniquement sur Céline le poids de ces épreuves qui, rappelons-le, furent affrontées en couple. Céline et Lucette, à compter de ce mois de juin 1944, menèrent ensemble un combat commun et de tous les instants. Ils ne furent jamais séparés, même par la prison, car, à défaut d’enfant, qui pouvait constituer le ciment protecteur de la famille pour faire face aux malheurs, sinon Bébert et les autres qui suivront?

Pierre Lalanne