dimanche 15 janvier 2012

Louis-Ferdinand Céline... «Tout juste un individu»

L'année 2011! Déjà passée ou enfin terminée, c’est selon, des mois de bouillonnements intenses où beaucoup profitèrent de l’occasion pour feindre réexaminer l’écrivain sous toutes ses facettes en se hâtant de le fixer à nouveau dans son cadre... Génie! Salaud! Parfois, les deux, mais jamais poète, génie et… tout simplement un être humain avec tout ce que cela comporte.

À cet égard et à titre d’exemple, la biographie de Henri Godard publié chez Gallimard demeure, pour ma part, une grande déception de cette cuvée 2011. Un livre qui se voulait une étude proprement «objective» en est une d’une froideur exceptionnelle, comme si l’auteur craignait par-dessus tout d’être associé de trop près à l’écrivain maudit et se trouve, par le fait même, dépourvue de créativité, d’originalité, pour ne pas dire de musique. Entendons-nous que pour décrire la vie de Céline qui a consacré son œuvre strictement à la nécessité de l’imaginaire, cela à de quoi nous décevoir.

Des pages et des pages, seulement pour tenter de prouver définitivement l’antisémitisme de Céline, sans pour autant chercher à situer et expliquer un phénomène deux fois millénaire dans son contexte social, économique, politique et même religieux et, par ailleurs, que dire de la quasi-absence de la guerre et de son importance (mille fois plus que son antisémitisme) dans le cheminement célinien. Il reste que ce livre laisse une impression amère d’une vaine tentative de réchauffer une sauce qui a déjà mainte fois collée au fond de la casserole.

Par contre, tout au cours de 2011, les adaptations théâtrales, les lectures, les monologues, les cafés-rencontres proposèrent une redécouverte réelle de Céline, non pas à partir d’idées préconçues que l’on doit forcément avoir de lui, mais par sa seule présence, à travers la puissance de son écriture et la liberté de ses textes, laissant au spectateur seul la responsabilité de se forger une opinion, de juger s’il le croit nécessaire en interprétant leur véritable signification.

Pourtant, dans cette abondante publication de livres ou d’articles, une question essentielle demeure et qui ne s’est peut-être pas vraiment posée au cours de cette année 2011, ou elle m’a complètement échappée, ce qui est tout à fait plausible à l’amateur que je suis. La question est : est-ce que Céline aurait pu être autrement? Est-ce que Céline aurait été Céline, l’écrivain des écrivains, le maître du siècle, s’il n’avait jamais écrit «Bagatelles pour un massacre»?

Ignorer la question c’est nécessairement y répondre. Qu’on le veuille ou non, que cela froisse nos sensibilités ou pas, «Bagatelles…» fait partie intégrante du génie célinien et de Céline en tant qu’être humain, car s’en est un, ne l’oublions surtout pas. Alors, pourquoi cette lubie, s’acharner indéfiniment à recenser les mêmes horreurs à propos de Céline, chercher à l’expliquer par le rationnel, de suivre sa ligne d’infini par les chemins du réel, alors qu’il se situe à un tout autre niveau. C’est bien mal le connaître ou c’est trop bien se connaître soi-même en sachant que Céline est un véritable miroir qui nous renvoie notre propre image et c’est pour cette raison qu’il demeure «infréquentable».

«Bagatelles…» Livre maudit, mais aussi livre essentiel à l’expression et à l’évolution de l’essence célinienne et son processus de création. Livre charnière, surtout, lui permettant de couper définitivement et brutalement les ponts avec les représentants d’un monde profondément matérialiste qui se glorifie d’égalité, de fraternité, de socialisme et d’humanisme en passant agréablement d’un massacre à l’autre tout en pourfendant l’hydre et heureusement que ça repousse pour assurer leur pitance.

Avec «Bagatelles pour un massacre… Pour bien rire dans les tranchées», Céline décide de frapper un grand coup, celui d’affirmer la préséance de l’individu à travers l’écrivain et, en leur nom, refuser l’hypocrisie. D’ailleurs, le succès populaire et même éditorial du livre le démontre assez bien. Entendons-nous bien, il s’agit d’une volonté de rupture définitive avec tous ceux qui ont tenté de l’embrigader dans une secte ou dans une autre. Céline s’affirme et s’isole définitivement de l’élite et de ses pairs afin de conserver sa totale liberté de concevoir le réel et de le transposer en imaginaire. En tant qu’écrivain, c’était son droit le plus strict, la défense et le respect de la liberté sont à ce prix.

Comprenait-il, la réelle portée de la puissance des mots, les conséquences fantastiques sur la suite de son parcours? S’il n’en était pas véritablement conscient, nous pouvons être assurés que son extrême sensibilité et son instinct le poussaient irrémédiablement vers l’accomplissement de ce «suicide» littéraire, un saut dans la démesure et l’outrance afin de combler le gouffre ouvert du néant.

Il ne pouvait agir autrement, sinon il serait devenu un «autre Céline», celui qui aurait traversé l’histoire en chien bien dressé suivant le défilé, pareil à Bardamu allant s’engager, parce que c’est ainsi… Un Céline, ma foi, un peu sartrien se laissant ballotter dans la tempête et attendant l’occasion de se propulser en avant sur la bonne vague… de se mettre en évidence, comme un grand penseur de son temps et avoir le privilège de refuser le Nobel.

Avec les pamphlets, le parcours Céline s’inscrit dans la peau d’un homme qui, à défaut de pouvoir fuir, veut affronter seul les évènements et prévenir la tempête. Il accompagne le petit, la future victime, le presse, l’insulte, le bouscule, mais se refuse de le convaincre rationnellement. Il se refuse d’expliquer autrement que par ses tripes et son instinct, une absurdité, la guerre et la souffrance. Il préfère s’adresser à ses démons pour qu’il réagisse et agisse; pour qu’il soit conscient qu’encore une fois, l’individu sera le dindon de la farce, comme toujours.

Nous savons ce que Céline pouvait penser des conséquences de la raison et des «Lumières» sur la sauvagerie des comportements humains et leur légitimation dans la lutte pour la matérialisation totale de l’espèce, cette négation systématique de l’imaginaire et du merveilleux, au service d’un monde aseptisé et uniformisé, qui nous ressemble de plus en plus.

Il ne pouvait se limiter à jouer le jeu de la banalité de luttes politiques qui promettaient le bonheur des peuples au détriment de celui des individus, le bonheur universel ne peut se réaliser qu’au détriment du particulier, qu’à son élimination progressive en tant que différence. L’uniformité de la pensée est gage de la réussite et d’avancement de la modernité et Céline refusait toute forme de nivellement, particulièrement celle qui clame obligatoirement une vérité incontournable. Jamais, il ne s’est plié à ces diktats.

Les pamphlets constituent un cri, une affirmation, l’expression profonde de l’âme célinienne devant la fin définitive d’un monde idéalisé et de celui qu’il pressentait venir et qu’il ne pouvait supporter, le nôtre, «Le meilleur des mondes». Celui de la dénaturalisation au service de la création; non pas la création d’un univers fantastique peuplé de chimères, de légendes, de fées, de sorcières et d’incertitudes métaphysiques, mais d’un monde centré sur la production de l’objet en tant que divinité matérielle et d’expression spirituelle; d’un monde sans âme et sans repaire où la perte du triple A, correspond à une catastrophe nationale, bien plus significative que la simple souffrance d’un être anonyme dont tout le monde se moque éperdument, sinon pour mousser ses propres intérêts.

Pour Céline, «Mea culpa», «Bagatelles…» «L’école…» et les «Beaux draps» représentent le dernier cri de l’individu avant la catastrophe finale, le cri exprimant le refus de souffrir et de mourir au fond d’une tranchée pour une cause qui n’est pas la sienne et sachant que le fusil qu’il portera enrichira honteusement celui qui le produit.

Le refus célinien est d’autant plus socialement inacceptable qu’il s’adresse au commun, à celui qui subira les conséquences de la défense des intérêts supérieurs de la nation et qui se limite toujours à une pognée de profiteurs bien cravatés. D’ailleurs, la courte période des pamphlets correspond à peu près où le Céline Dandy de la Société des Nations (SDN) passa progressivement au Céline de l’apocalypse, vêtue de haillons, tel un prophète, un ascète, un errant traversant les steppes de la Grande Russie.

Le symbole est important et significatif. En effet, bien peu ont compris le sens de l’acte sacrificiel que constitue l’écriture des pamphlets et, répétons-le, que ce geste soit conscient ou non, n’a pas véritablement d’importance, c’est la portée qui l’est et les conséquences pour Céline.

De plus, il avait prévu depuis longtemps les conséquences de ses choix. Dans sa pièce de théâtre l’Église, Sartre avait placé en exergue de «la Nausée» la réplique de Yudenzsweck à propos de Bardamu :.. «C’est un garçon sans importance collective, c’est tout juste un individu». Toutefois, il importe d’aller un peu plus loin dans le texte ou Céline précise sa pensée et, encore une fois, présage son avenir d’une manière éblouissante, sa situation de paria et d’isolement social et collectif à cause de ses pamphlets, bien sûr, mais aussi de «Voyage» et de «Mort à crédit», de l’ensemble de son oeuvre. C’est toujours Yudenzweck, directeur du Service des compromis à la Société des Nations, qui parle à propos de Bardamu :

«… Oui, Bardamu, vous dis-je, je sentais qu’il me jugeait. Il me jugeait, je l’ai ensuite compris, parce que nous ne parlons pas la même langue. Il parlait le langage de l’individu, moi je ne parle que le langage collectif. Il m’intéressait assez jusqu’au moment où j’ai compris ça. Alors, j’ai cessé de l’écouter, par discipline. C’est du poison qu’ils parlent, les individus.» Dans l’Église chez André Balland p. 447.

Là est le drame pressenti de Céline, conséquence de sa démesure; après les pamphlets, la collectivité n’écouta plus Céline, il fut plus exclu de la communauté, ignoré… tout juste un individu... et, cela constitue une des nombreuses raisons, pour lequel il est digne de respect et d'admiration.

Pierre Lalanne